Saturée de messages, de Hamrouche à Benflis et aussi de Boutelika, excédée par son implication dans la crise du 4e mandat, l'ANP tente de maintenir l'essentiel, sa propre cohésion. L'armée était promise à une neutralisation par le haut, avec la désignation de Ahmed Gaïd Salah, fidèle du président Bouteflika, comme chef d'état-major et, récemment, comme vice-ministre de la Défense, et en décapitant les politiques au képi, les archontes polémarques, de Taghrirt à Touati ; et par le bas, en technicisant ses objectifs et ses cadres. Et depuis l'avènement de Bouteflika, les lignes ont bougé dans les équilibres au sein de l'armée elle-même, vue qu'elle se voit, encore une fois, embrigadée dans les luttes. «Ce qui est inquiétant, surtout, c'est le fait de mixer les réseaux de corruption entre civils et militaires, avertit un haut gradé. Car avant, chaque réseau était imperméable à l'autre, chacun faisait ses affaires de son côté, et quand ça éclate, on la règle entre civils ou entre militaires, exclusivement, sauf dans le cas de Beloucif.» Ce jeune général, fidèle de Chadli, chef d'état-major, a été éclaboussé par des scandales financiers et dégommé à la fin des années 1980. «Beloucif a été nommé chef d'état-major par Chadli qui lui était proche, il fallait donc le dégommer et ils lui ont créé des problèmes au point qu'il a été emprisonné. Puis c'est Khaled Nezzar qui a été nommé C-E-M (en empêchant le général le plus apte, Kamal Abderrahim, d'accéder à ce poste), et ministre de la Défense par la suite en 1990, sous le parrainage de Larbi Belkhir», témoigne l'ex-général Hocine Benhadid pour El Watan. «Peu d'officiers supérieurs sont corrompus, mais le régime actuel a encouragé la corruption au sein de l'armée pour mieux la tenir», poursuit l'ex-patron de la 8e BB. Faut-il rappeler ici les coups tordus contre le général Betchine, en 1997-1998, pour atteindre le président Zeroual dont il était conseiller ? «De tout temps, l'armée règle ses comptes discrètement, violemment ou sournoisement, mais avec ce qui se passe autour du 4e mandat, c'est une foire d'empoigne publique», regrette le haut gradé. «En tant qu'ex-général, je ne peux comprendre le double emploi du général de corps d'armée Ahmed Gaïd Salah : chef d'état-major et vice-ministre de la Défense. C'est une aberration que de le voir siéger en plein Conseil des ministres en uniforme militaire. Cela veut dire quoi ? Employer l'armée, son image, sa symbolique, ses hommes de troupe appelés et engagés, pour neutraliser les adversaires du Président ? C'est une honte que doit assumer le chef de l'Etat dans sa tactique de division», s'offusque notre ex-général qui demande son droit à l'anonymat, vu le poste sensible qu'il occupait avant. «Tout le monde en appelle à l'armée : de Hamrouche à Benflis qui rappelle la neutralité de l'ANP, comme si le même engagement de Mohamed Lamari en 2003 avait un sens ; or, on sait que Lamari, chef d'état-major à l'époque, avait roulé pour Benflis avant de se faire gruger par le général Mediène», s'emporte un autre gradé retraité, exilé loin d'Alger. «Des appels sont lancés à l'armée, mais ceux qui les lancent ont-ils au moins regardé l'histoire récente ?», poursuit-il. Paranoïa L'homme, trapu, large moustache, fait partie des généraux «politiquement inutiles», pour reprendre son expression. «Nous avons été engagés dans la lutte antiterroriste, j'étais au grade de général, mais je dormais sur des lits de camp et je voyais mes hommes, des jeunes appelés, se faire massacrer à Alger-Est, au Sud, dans les monts de Aïn Defla, barricadés dans des containers en plein cagnard à attendre la prochaine attaque aux RPG, à ramasser des loques humaines détruites par la peur des égorgements si fréquents contre les jeunes appelés ! On a fait ce qu'on a pu, et maintenant on appelle l'armée à la rescousse en faisant abstraction de ce qu'on lui a fait subir !», lâche-t-il dans un mouvement de bras énervé. Plus loin d'Alger, à Cherchell, où l'attentat kamikaze du 26 août 2011 a fait une vingtaine de victimes militaires, on n'oublie pas le traumatisme de cette attaque inédite qui a mobilisé la crème des enquêteurs du DRS et de l'état-major. «Le cœur de l'ANP est frappé, c'est comme un avion qui s'écrase sur les Tagarins (siège du ministère de la Défense et de l'état-major sur les hauteurs d'Alger), précise un officier de l'ANP. Sans trop entrer dans une paranoïa qu'on laisse traditionnellement à nos collègues de la DCSA et du DRS, on a compris qu'on nous poussait vers l'impossible: nous réintégrer dans le jeu politique. Comment ? On ne sait pas et on ne veut pas le savoir», dit un officier d'actif, père de famille, qui passe les deux tiers de l'année dans des postes avancés à la frontière malienne. «S'ils veulent se faire la guerre, qu'ils la fassent loin de nous, loin des enfants de l'ANP», avertit-il. «On veut nous embarquer dans cette affaire de 4e mandat, comme le suggèrent les appels de Si Mouloud (Hamrocuhe) aux ‘‘nouvelles générations'' de l'ANP, poursuit-il. Mais les connaît-il ? L'armée n'est pas à Hydra, elle est dans la merde, à la frontière, au maquis, dans ses bureaux à combatte la médiocrité des chefs incompétents imposés par Gaïd Salah en contrordre de Bouteflika qui, lui, voulait une armée de jeunes compétents.» «Hamrouche nous a accusés de tous les maux en 1992, nous sommes des putshistes, ceux qui l'ont empêché de mettre au point ses ‘‘réformes'', et maintenant il fait appel à nous ?!» Facebook Mais Hamrouche vous appelle aussi à la discipline, à vous «aider» pour sortir du cataclysme du 4e mandat ? «La troupe, même si elle exprime ses oppositions, elle le fait en interne (et j'insiste, en ‘‘interne''), mais elle reste très disciplinée à tous les niveaux de grades. Cette cohésion n'est pas un luxe, c'est la garantie absolue de son existence», souligne le haut gradé qui poursuit : «La troupe vit dans la société et elle est traversée par autant de courants que la société.» «On nous sollicite, de partout, de Benflis à d'autres, mais nous nous tenons à notre droit de réserve», lâche un retraité de l'ANP sorti au grade de général. «Nous militons, même de l'extérieur, à maintenir la cohésion de l'armée, renchérit-il. Aux responsables politiques, aux candidats de garantir des élections sans fraude. Ce n'est pas notre boulot.» «Nous avons tous nos avis sur le 4e mandat, déclare un général à la retraite qui a fait ses armes au Colas de Mohamed Lamari. On oublie que l'armée ce n'est pas Nezzar et Touati seulement. Il y a des milliers de cadres, issus de quartiers populaires, formés par l'université algérienne et, d'ailleurs, qui devraient avoir leur mot à dire, même si je suis contre ça.» L'homme s'offusque quand on lui montre ces quatre photos sur facebook : des militaires, officiers ou sous-officiers posent leurs grades, parfois leurs munitions, sur une feuille où est écrit un message contre le 4e mandat. «C'est très grave, dangereux même, réagit l'officier à la retraite. Cela veut dire qu'on risque de ne plus circonscrire les dégâts que crée ce 4e mandat, cela veut dire que la colère a dépassé l'engagement de réserve qui est sacré dans l'armée, cela veut dire que la situation est très grave.» Le dernier chef d'état-major à s'être opposé à Bouteflika, Mohamed Lamari, est mort seul, isolé, dans une toute petite clinique de Tolga, à côté de Biskra… «Bouteflika (et son clan) ne fait pas de quartier. Les vieux généraux l'ont compris. Mais nos jeunes, les quadras, qui savent que sous ce régime ils seront bloqués au grade de commandant, au meilleur des cas, en pensent quoi ?» «Les ‘‘vieux'', les retraités et les démobilisés sont contre Bouteflika», note un cadre de l'administration central du MDN. «Les Taffer (CFT, chef des forces terrestres), et compagnie, gueulent, en privé. Ce ne sont pas des politiques. Or, ils peuvent mettre dans l'embarras le chef d'état-major en cas de conclave, quand tout le monde, à partir du grade de colonel, a le droit de briser le droit de réserve et s'adresser sans protocole à leurs supérieurs. Mais la discipline de l'armée les empêche d'agir en l'absence de ce conclave, et ce n'est pas pour déplaire au régime de Bouteflika», décrypte notre cadre qui, quand même, se fait violence et déclare : «Mais pour maintenir le secret de la cohésion de ce pays : la cohésion de l'armée que Bouteflika et son clan irresponsable rongent semaine après semaine, nous restons aux ordres.» De qui ? «De l'armée, de notre mère, pour que ce pays n'éclate pas en mille morceaux», s'emporte le haut gradé qui consent que 80% des cadres sont anti-4e mandat, «mais ils n'ont pas le droit de l'exprimer, autant que la garde communale que nous avons créée».