La grande dame de la chanson kabyle, Nna Cherifa, est décédée, jeudi à l'âge de 88 ans. Elle lègue aux nouvelles générations un riche patrimoine musical. Des champs d'oliviers de son petit village kabyle accroché aux contreforts des Biban, jusqu'au Zénith de Paris où elle se produit devant des milliers d'admirateurs, tel est le fabuleux parcours d'une petite orpheline qui va forcer le destin et devenir une icône, un porte-drapeau, un symbole pour toutes les femmes de son pays. Nna Cherifa, de son vrai nom Ourida Bouchemlal, est née un 9 janvier 1926, à Ith Halla, commune d'Ilmayen, au sein de cette grande tribu des Ath Ouarthirane. Orpheline de mère, sa biographie officielle raconte qu'elle est placée sous la tutelle de ses oncles quand son père se remarie. Toute petite déjà, on dit qu'elle adorait chanter quand elle gardait les brebis, pieds nus, chichement vêtue comme toutes les petites filles de son âge et de son village. Seulement voilà, dans cette Kabylie qui émerge à peine du Moyen-Age, l'acte de chanter est proscrit pour les femmes et les filles. Chanter est tabou. Et son oncle se chargera de le lui rappeler à coups de bâton à chaque fois qu'il la surprend en train de faire des vocalises avec cette voix d'ange, seul vrai cadeau que la nature lui ait fait. D'ailleurs, la légende raconte qu'à sa naissance, elle n'a pas crié comme tous les bébés. C'est une belle note de musique qui est sortie du frêle petit corps. En dépit des corrections mémorables qu'elle reçoit de son oncle qui veut la guérir de cette honteuse maladie de chanter, la petite Ourida ne rate jamais un «ourar». L'ourar, ce sont ces fêtes de mariage ou de circoncision où les femmes se rassemblent pour chanter des chants traditionnels en tapant des mains et en battant sur un bendir. Elle chante à ravir les anges, compose avec bonheur des couplets et de belles ritournelles et invente des mélodies qui ne s'oublient guère. Bqa ala khir ayaqvou (Adieu Akbou) Pour composer son répertoire, elle puise également dans le patrimoine culturel de la région, cette inépuisable mémoire collective si riche de chants ancestraux et d'achewiqs qui viennent du fonds des âges. Evidemment, sa réputation ne fait que grandir et on la demande partout pour animer des fêtes. Son cercle d'admiratrices grandit, car les fêtes en Kabylie, c'est une affaire de femmes, les hommes ayant pour eux idheballen, ces tambourinaires dont les rythmes font entrer en transe ceux qui les entendent. A l'âge donc où les autres femmes se marient, font des enfants et enterrent définitivement leurs rêves d'enfant, Ourida Bouchemlal traverse la Soummam et s'installe à Akbou, la petite ville la plus proche de son village. Elle veut vivre de son art et pour cela, elle doit quitter sa province et s'installer à Alger, où elle compte intégrer la radio. Quand ? Elle s'en souvient vaguement. «Cette fameuse année où l'Allemagne nous a envahis», répond-elle un jour à un journaliste qui l'interrogeait à ce sujet. C'est dans le train qui l'emmène vers cette lointaine, mystérieuse et grande ville qui s'appelle Alger qu'elle compose cette fameuse chanson Bqa ala khir ayaqvou (Adieu Akbou), qui deviendra quelque temps plus tard son premier grand succès et un classique du genre que tout le monde fredonne aujourd'hui encore. C'est donc en 1942 que Ourida Bouchemlal, qui prendra pour nom d'artiste Cherifa, fera son entrée à Radio kabyle, comme on l'appelait encore à cette époque. Elle sera l'un des pionnières de ce média qui allait changer les mœurs et les mentalités en introduisant le chant et la musique au cœur même des foyers kabyles. Cherifa est admise au sein de la troupe féminine de la radio où officie en maître un certain Cheikh Nordine, lui-même chanteur et touche-à-tout de génie. A cette époque, on considère encore que les femmes qui chantent publiquement ont des mœurs dissolues. Elles sont très souvent proscrites par la société et reniées par les familles. Ce sont des pestiférées, des marginalisées qui n'évoluent que dans des milieux artistiques fermés. Cherifa chante à la radio pour des petits cachets qui lui permettent à peine de survivre. Autour d'elle gravite un cercle de chanteuses, dont certaines comme El Djida, Nouara et Ounissa deviendront célèbres. Avec sa petite troupe, Cherifa va sillonner le pays et se produire partout. Cependant, la reconnaissance de son talent et son apport à la chanson kabyle ne viendront que très tardivement. Ses œuvres n'étant pas déclarées à l'Office des droits d'auteur, elle ne touchera donc pas de royalties sur ses compostions. D'autres s'empressent de la reprendre sans même la citer, demander son avis ou la remercier. Dans les années 1970, elle se verra même obligée de faire des tâches ménagères pour subvenir à ses besoins. Son répertoire personnel sera pillé allégrement et ses chansons reprises sans qu'on lui verse le moindre sou. Le cœur lourd, elle entendra les autres s'attribuer, toute honte bue, ses chansons à la télé ou à la radio. Aux débuts des années 1990, elle fait un timide retour sur scène et se produit même en France. On commence timidement à reconnaître son apport. Les nouvelles générations de chanteurs et d'artistes vont la sortir de l'oubli dans lequel les circonstances de la vie l'avaient plongée injustement. Elle va devenir une référence, une icône avec laquelle on tente d'arracher un duo. Les hommages venant du milieu associatif ou artistique vont se multiplier. C'est alors qu'elle va devenir Nna Cherifa, avec cette petite particule qui marque le respect, la déférence, que l'on doit aux anciens et aux grands. L'Edith Piaf de la chanson kabyle Tout au long de sa carrière, Nna Cherifa aura composé plus de 800 chansons, dont certaines ont été reprises par nombre de chanteurs. Sans enfant, puisqu'elle ne s'est jamais mariée, sa vie toute entière elle l'aura consacrée à embellir son art et à enrichir sa culture. Cette femme de culture que l'on surnomme l'Edith Piaf de la chanson kabyle aura surtout ouvert la voie aux femmes en devenant leur voix. Si, au plan musical, Nna Cherifa a surtout puisé dans la tradition, sa thématique s'est centrée sur les souffrances de sa vie qui sont souvent le lot de toutes les femmes. Elle est devenue un symbole, car elle aura surtout eu le courage et le mérite de chanter en bravant tous les tabous et les interdits. C'est peut-être une évidence aujourd'hui, mais de son temps, cela ne l'était pas. Elle a osé chanter quand la société déniait aux femmes le droit même de parler.