Plongée dans les coulisses du théâtre algérien et gros plans sur Alloula, Benguettaf… - Après trois éditions, quel bilan faites-vous du Festival national du théâtre féminin de Annaba ?
D'année en année, et sans verser dans l'autosatisfaction, ce festival connaît une nette amélioration du point de vue de l'organisation et de la participation. La première année, nous avons eu cinq pièces en compétition, produites par des coopératives. En 2014, on s'est retrouvé avec dix pièces en compétition produites par les théâtres régionaux et les coopératives. Cela veut dire qu'il existe un intérêt par rapport aux objectifs de ce festival. Les femmes en font un rendez-vous. Je souhaite que ce festival prenne la vraie place qu'il doit occuper dans notre espace culturel. Pour l'instant, nous sommes plus dans l'encouragement de la production que dans des choix entre coopératives et théâtre régionaux. Nous ne faisons pas de présélection, prenons ce que nous recevons avec cette idée d'encouragement. On peut être peu regardant sur la qualité. D'ici deux à trois éditions, et si nous arrivons à recevoir une vingtaine de pièces, à ce moment-là nous installerons une commission pour faire la sélection. Nous demandons à chaque fois un DVD et une copie du texte de chaque pièce participante au festival. Ce n'est pas toujours facile. Certaines associations n'ont pas les moyens pour filmer leurs spectacles. Je souhaite que les théâtres régionaux donnent plus de place aux femmes pour faire de la mise en scène, de la scénographie ou pour l'écriture. Il faut savoir que le festival n'est pas là pour faire le théâtre de femmes. Notre objectif est d'encourager la femme à sortir du rôle de comédienne. Il faut qu'elle aille vers d'autres terrains comme la mise en scène, la chorégraphie, la composition musicale, l'écriture dramaturgique, voire la production. Par exemple, la pièce Les mimosas d'Algérie était en compétition lors du troisième festival parce que je suis productrice en tant que Théâtre régional de Annaba.
- La femme était-elle plus présente dans la mise en scène, la scénographie ou dans la production dans les pièces qui étaient en compétition au festival ?
Cette année, la femme a été plus présente dans la mise en scène. En matière de scénographie, c'est encore faible. On ne s'improvise pas scénographe. La scénographie exige une certaine formation. Il s'agit de respecter certaines techniques. Au bout d'un certain nombre d'années d'expérience, on peut s'essayer à la mise en scène, même si on ne l'a pas étudiée. Par contre, la scénographie nécessite une formation précise. Peu de femmes sont en formation dans ce domaine. Au festival, nous faisons de l'initiation. J'étais ravie de voir des journalistes participer à l'atelier de scénographie que nous avons organisé. Cela va les aider à mieux analyser les pièces de théâtre dans le futur. Idem pour les associations. C'est toujours bon de maîtriser la base et les règles (…). En matière de mise en scène, il peut exister une différence de sensibilité entre un homme et une femme. On m'a toujours dit de privilégier les personnages de femmes de caractère fort dans mes pièces. Oui, j'ai envie de défendre la femme dans chaque travail que je fais, surtout dans une société comme la nôtre. Cela dit, je peux traiter d'autres sujets. La mise en scène est une technique. Certains respectent les règles, d'autres préfèrent les casser. Celui qui fait le théâtre de l'absurde va dans tous les sens, celui qui fait de l'expérimental fait autre chose. Cela dépend aussi de la thématique de la pièce. Le metteur en scène est un capitaine de bateau. Il est là pour faire l'harmonie entre le texte, le scénographe avec qui il travaille, le chorégraphe lorsqu'il le faut, la musique, la direction d'acteur… Et quand chacun est à sa place, bien comme il le faut, le spectacle est réussi. Il peut plaire ou pas, mais les règles professionnelles sont respectées.
- Dans ce que vous avez vu ici au festival de Annaba, quelles remarques formulez-vous sur la mise en scène ?
J'estime qu'il faut d'abord travailler avec beaucoup de metteurs en scène avant de faire soi-même de la mise en scène. On peut apprendre en tant que comédien ou assistant. Il suffit d'observer. J'ai appris le peu de choses que je sais en travaillant avec un grand nombre de metteurs en scène. Chacun avait sa méthode et sa démarche. A chaque fois j'en suis sortie avec un enrichissement.
- Vous avez travaillé avec Abdelkader Alloula. Parlez-nous de cette expérience ?
A cette époque de ma vie, Alloula était un repère. J'ai appris à le connaître avec la pièce Les bas-fonds (Al Dahaliz) en 1985. Nous sommes devenus des amis après. Je suivais de près toutes les mises en scène qu'il faisait. J'insistais pour avoir la critique de Alloula à chaque fois que je jouais dans une pièce. Sans cette critique, je considérais que mon travail n'était pas fini. Alloula, en homme généreux, se déplaçait avec ses amis pour assister à nos spectacles. Je me souviens qu'il était venu d'Oran assister à la pièce Galou l'âarab à Sidi Bel Abbès. La dernière fois que j'ai vu Alloula vivant, c'était à Skikda en 1993. Je participais avec Sid Ahmed Agoumi à la pièce L'amour et après de Masrah El Qalâa. Il était venu avec Ghaouti Azri et Mohamed Haïmour nous soutenir à l'hôtel. Nous étions restés jusque tard dans la nuit à discuter autour de la pièce et à la décortiquer. Alloula m'avait beaucoup soutenue lorsque j'ai commencé à travailler avec Rachid Boudjedra sur l'adaptation du Journal d'une femme insomniaque. J'avais beaucoup d'appréhensions par rapport à l'adaptation de ce roman, un texte très osé. Il fallait pour moi trouver la manière subtile de dénoncer des choses sans heurter le spectateur qui est dans la salle assis à côté de sa fille. Alloula m'avait aidée à atteindre cet objectif. Je peux parler pendant des heures sur Alloula, un homme généreux, qui donnait énormément dans sa vie, dans son travail. J'ai appris beaucoup de choses avec lui. C'était un homme ordonné et structuré. Pour Les bas fonds, il avait tracé une mise en scène avec méthode. Il avait amené les comédiens à voir des films russes à la Cinémathèque, nous a parlé de la biographie de Maxime Gorki, expliquant les raisons de l'écriture de sa pièce Les bas-fonds. Alloula décortiquait chaque personnage humainement, psychologiquement. Il nous amenait vers le rôle sans nous rendre compte.
- Il vous mettait dans l'atmosphère du texte…
C'est ce qu'il disait. Pour lui, le comédien devait être chargé par l'histoire racontée. D'où toutes les informations qu'il donnait autour de l'œuvre mise en scène. Cela donne des clefs au comédien pour être juste dans le personnage…
- Selon vous, vingt ans après, l'héritage de Alloula a-t-il été respecté, entretenu en Algérie ?
La grande chance que nous avons est que Alloula nous a laissé des textes édités comme Lejouad, Legoual et Litham. Ces textes, revisités ponctuellement, font partie du patrimoine théâtral national. Jusqu'à la fin des temps, il y aura toujours des artistes qui voudront les revisiter à leur manière.
- Envisagez-vous de reprendre un de ces textes pour le mettre en scène ?
Pour l'instant, je n'oserais pa ! Il n'est pas du tout évident de monter les pièces de Alloula. C'est difficile.
- Vous aviez joué dans la pièce Lejouad (Les généreux) de Alloula. Racontez-nous cette expérience ?
C'est une expérience qui n'était pas probante pour moi. En tant que comédienne, j'étais à côté de ce que ce rôle exigeait de moi. J'étais dans un état très sensible. Le spectacle a été monté une année après l'assassinat de Alloula (le dramaturge a été tué en mars 1994 à Oran, ndlr). Je jouais le personnage de l'institutrice qui ne devait pas exprimer des émotions. L'autre personnage, Lemnouer, évoquait la générosité d'un ami mort à travers son squelette. Inévitablement, je pensais à Alloula et je ne retenais pas mon émotion. Je n'étais plus donc dans le côté «carré», scientifique, de l'institutrice.
- Lors de la troisième édition du festival de Annaba, une pièce a suscité quelque peu la polémique, Le retour de Shakespeare de Meriem Allak (Batna). Une pièce qui critique la situation actuelle du théâtre algérien. Cette critique est-elle fondée ou exagérée ?
Pour évoquer la médiocrité, il faut d'abord être sûr qu'on n'est pas soi-même médiocre. C'est très facile de s'attaquer au théâtre et d'aborder des questions qu'on ne maîtrise même pas. Nous sommes des responsables de théâtres régionaux et nous savons que le théâtre n'est pas seul dans la société dans laquelle nous vivons. Il fait partie d'un tas d'autres choses. Nous avons des problèmes de public, de formation. Pensez-vous que nous ayons suffisamment de metteurs en scène ou de scénographes en Algérie ? On peut les compter. On arrive à peine à avoir un nombre assez respectable de comédiens. Et encore ! Nous essayons donc, avec ce que nous avons, de faire des choses. Le festival de Annaba a le mérite d'exister. Idem pour les théâtres régionaux qui s'ouvrent de plus en plus. Dans certaines régions, le théâtre a disparu depuis des années. C'est à peine maintenant que les choses reprennent.
- Vous avez l'expérience de la gestion puisque vous avez été directrice du Théâtre régional de Skikda et actuellement de Annaba. Quelles sont les difficultés à gérer un théâtre régional ?
Moi, je gère le théâtre comme une artiste, pas comme une administratrice. J'ai des collaborateurs qui maîtrisent mieux que moi les questions de l'administration. A chaque fois, je mets en place un climat de confiance avec le personnel. Je m'intéresse ensuite aux aspects artistiques et de formation. Je fais de la formation sur le tas. Je transmets ce que je sais aux comédiens. Je l'ai fait à Skikda avec un groupe de jeunes. Ici, à Annaba, je suis contente parce que nous avons de jeunes comédiennes qui travaillent d'une manière régulière.
- Le théâtre algérien manque de techniciens (machinistes, éclairagistes…). Que faut-il faire ?
Nous avons effectivement un manque de techniciens. Beaucoup sont déjà partis à la retraite, et nous peinons à les faire remplacer. Je viens d'engager deux jeunes hommes qui ont bénéficié de formation. Il y a manque de sonoristes, de régisseurs. Bref, tous les métiers du théâtre. Le machiniste est un vrai métier. Il n'est pas là pour déplacer les décors uniquement. Il faut qu'il soit capable de monter et de démonter le décor, de le transporter dans de bonnes conditions. Il faut qu'on s'occupe de ces métiers, qu'on assure des formations
- Faut-il créer une école nationale des métiers du théâtre en dehors de l'ISMAS ?
Oui, il faut créer une école pour former à tous les métiers du théâtre. A commencer par la maquilleuse et la costumière. Ici, à Annaba, nous n'avons pas de costumière. Je travaille avec une couturière extérieure. Or, la couture d'un costume de théâtre ne peut en aucun cas, ni dans la matière ni dans la forme ressembler à la confection d'un robe de soirée. Je crois qu'une réflexion est menée actuellement pour régler ce problème.
- En matière de production, où en est le théâtre de Annaba ?
Je suis au théâtre de Annaba depuis deux ans et demi. Nous avons déjà monté les pièces pour adultes et pour enfants comme Oued El khir, Aïd el rabie, Imraa min waraq (en coproduction avec le Théâtre national algérien, TNA), Choukran li mourabiya yasmine, El djamilate. Nous venons de finir un spectacle de marionnettes, El kenz el mafkoud, qui sera en tournée. Nous avons en chantier la pièce Fi intidhar al mouhakama de Hamid Gouri. Sept productions en deux ans, je pense que nous sommes dans les normes.
- Vous comptez visiblement remonter sur scène…
Cela fait cinq ans que je n'ai pas mis les pieds sur scène. J'ai une envie de remonter pour jouer un nouveau rôle. J'ai un projet avec Mourad Senouci pour adapter Syngué Sabour (Pierre de patience) de l'écrivain afghan Atik Rahimi (le roman a été adapté au cinéma en 2012). J'ai lu le roman et j'ai trouvé l'idée extraordinaire, celle d'une femme qui soigne son mari dans le coma et qui lui raconte leur vie avec tout ce qu'elle a de terrible. L'homme est dans le coma mais entend tout.
- Il est reproché au théâtre algérien actuel un certain éloignement du spectacle. Vous en pensez quoi ?
Il faut avoir une certaine cohérence dans la démarche du spectacle. Un spectacle populaire est créé pour que les gens rigolent. Il y a une manière de faire du théâtre de réflexion. On évoque souvent la narration. Tout le théâtre de Alloula est narratif, mais il est fait d'une certaine manière qui le rapproche du public. Certains disent qu'il faut casser les tabous. O.k., mais avec quoi ? En fait, tout dépend de la démarche artistique à adopter. Il ne s'agit pas de faire pour dire qu'on a fait ceci ou cela. Cela dit, on se recherche toujours. En cinquante ans, nous avons eu Kateb Yacine, Alloula, M'hamed Benguettaf, Ould Abderrahmane Kaki, Mustapha Kateb…Ce n'est pas facile d'avoir des talents pareils. On ne fabrique pas à la chaîne des dramaturges avec une vraie démarche, une vraie vision (…). Je fais ce métier en Algérie depuis quarante ans et je le dis et le redis : je n'ai jamais eu un problème de censure au théâtre. En 1989, à Damas, le public était étonné par la tonalité libre de la pièce Les martyrs reviennent cette semaine qui était produite par le Théâtre national algérien (TNA).
- Cette année, l'Algérie a perdu M'hamed Benguettaf. Parlez-nous de votre expérience avec lui ?
Benguettaf est l'auteur que j'ai le plus joué en Algérie. J'ai eu la chance d'être dans la première version de la pièce Fatma. A l'époque, je voulais me confronter à quelque chose de difficile en interprétant plusieurs rôles en même temps. J'ai expliqué l'idée à M'hamed. Quelque temps après, il est revenu avec un texte qu'il a lu devant moi, Ziani Chérif Ayad et Azzedine Medjoubi. J'ai adoré le défi dans cette pièce. En plus, l'humanisme et l'humour de Fatma. J'ai remonté cette pièce ainsi que Les martyrs reviennent cette semaine. Je pourrai reprendre d'autres textes de Benguettaf pour monter des pièces dans le futur, pourquoi pas. J'ai joué aux côtés de Benguettaf dans plusieurs pièce comme Galou Lâarab, Al Ayta, Les bas-fonds… Un jour, figée par le trac, avant le début de la pièce Les Martyrs reviennent cette semaine à Constantine, la ville où j'ai grandi et où j'ai été à l'école, M'hamed, qui était derrière moi, m'a poussée de toutes ses forces pour me projeter sur scène. La salle était archi-comble et je disais au technicien que je n'étais pas prête. Dans les tournées avec Masrah El Qalâa, M'hamed avait chaque soir quelque chose à nous lire, pas forcément ses propres textes. Il aimait partager les textes qui lui plaisaient.