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Par-delà l'élection présidentielle : faire échec à un chaos programmé
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Publié dans El Watan le 16 - 03 - 2014

Sur le coup, je n'avais pas compris pourquoi, mais réaliser que le septuagénaire qui préside depuis quinze pénibles années aux destinées de l'Algérie va maintenant briguer un 4e mandat, m'a soudain donné froid dans le dos.
Je savais le régime politique de mon pays fatigué et à bout de souffle et qu'il demeure, par paresse ou par incompétence, plus enclin à l'immobilisme et aux compromis passéistes qu'à la projection dans l'avenir. Mais comme beaucoup, je me disais que finalement cette génération des dirigeants politiques de l'Algérie indépendante, malgré quelques turpitudes, avait encore droit au respect, sinon à la mansuétude. Même quand, au cours des dernières années, elle montrait quelquefois des signes préoccupants de sénilité, on pouvait croire ingénument que son sens profond de l'intérêt national finirait bien par prévaloir.
Et puis, il y a eu cette déclaration surréaliste faite à partir d'Oran au nom d'un Président sortant dont tout être sensé comprend aisément qu'il a plus à se soucier de sa santé chancelante et des aménagements de sa fin de vie que d'aller battre campagne. Notre Président «bien-aimé et respecté» va se «sacrifier» encore pour un 4e mandat. Le débat politique n'est pas connu chez nous pour voler haut, voilà qu'il faudrait maintenant se mettre à écouter un homme que ses ennuis physiologiques empêchent même de parler.
Tout cela devient brusquement dérisoire.
La simple morale inviterait plutôt à la compassion devant cet homme gravement malade et qui, mon Dieu, paraît décidément bien seul : s'il restait encore une seule âme charitable dans son entourage, il y a déjà bien longtemps qu'elle l'aurait aidé à se retirer dans le souci de sa propre dignité comme de la nôtre et celle du pays qu'il prétend servir. Mais penser cela, c'est n'avoir rien compris à un pays que nous continuons encore à considérer avec le sentiment des combattants qui l'ont libéré, voilà plus de cinquante ans, pendant qu'il virait sous nos yeux en une banale et triste dictature du Tiers-Monde. Le charme a fini d'opérer. Nous nous rêvions au pays de Mandela, alors que nous nous dirigions droit chez Mugabe.
Ainsi donc, le capitaine du navire Algérie serait prêt à reprendre du service pour cinq années supplémentaires, c'est ce que répètent, du moins, ses nombreux lieutenants qui nous assurent, avec une mauvaise foi de marchand de tapis, qu'il a toute sa tête. Roosevelt, illustre exemple, ne se déplaçait-il pas en fauteuil roulant ? On a envie de leur dire que lui haranguait les foules, s'adressait directement au Congrès, parcourait d'un bout à l'autre sa vaste Amérique et a même assumé les responsabilités du chef de guerre. Mais de toute façon, là n'est pas le vrai sujet, et même les plus zélés de nos partenaires étrangers, si prompts d'ordinaire à gonfler l'orgueil des potentats du Tiers-Monde dès lors qu'ils entrevoyaient quelques bénéfices sonnants et trébuchants à tirer, hésitent et peinent à dissimuler leur sarcasme.
La vraie et unique préoccupation, semble-t-il, serait celle de la stabilité. Tout changement serait donc une erreur et, si l'on pousse le raisonnement, même la prochaine élection présidentielle serait une menace si elle devait conduire à remplacer un chef d'Etat en fin de mission. La désignation du chef d'Etat serait une affaire trop sérieuse pour être laissée au hasard électoral et aux mains d'une population indocile et immature, susceptible de se jeter dans les bras du premier venu. Voilà pour l'immédiat. Pour le reste, et à tous ceux que tente la perspective de renouer avec l'aventure des réformes politiques et économiques, on leur suggère que, comme au début des années 1990, cela reviendrait à renouer avec le désordre et la violence. L'autoritarisme brutal qui continue de régir notre vie publique et le gaspillage manifeste des ressources de notre économie seraient donc à accepter comme un moindre mal. Vu sous cet angle, le maintien d'un homme malade à la tête de l'Etat ne relèverait au fond que d'un écran de fumée. La quintessence du message, c'est que pour les cinq années à venir, le chemin que le pays suivra ne mènera ni vers les libertés politiques ni vers le développement économique et social. Pour l'après-17 avril, celles-là comme celui-ci ne sont tout simplement plus à l'ordre du jour et l'éclaircie réformatrice brièvement ouverte, il y a vingt cinq ans, est appelée à être fermée définitivement.
A la différence des trois mandats précédents, il n'y a pas de fausse promesse affichée, cela devrait au moins nous déciller les yeux et nous aider à tenter un rapide point de situation.
Au plan politique, élections ou pas, le pouvoir est bel et bien confisqué par une caste, plus opaque qu'elle ne l'a jamais été. Aucune des institutions mises en place dans le sillage de la Constitution de 1989, pour réguler l'autorité politique, réfréner les dérives autoritaires et aménager des contre-pouvoirs ne fonctionne vraiment : l'Assemblée nationale, de même que l'institution judiciaire sont, en pratique, entièrement soumises au bon vouloir du pouvoir exécutif. Le Conseil constitutionnel, le Haut-Conseil de sécurité, la Cour des comptes, le Conseil national économique et social, le Conseil de l'énergie, etc., n'exercent pas de prérogatives marquantes, quand ils ne sont pas complètement dévitalisés. Faute de pouvoir influer d'une manière ou d'une autre sur la vie publique, les partis politiques sont peu à peu dévalorisés, quand ils ne sont pas utilisés comme des faire-valoir par le pouvoir en place, en échange de quelques prébendes. Les libertés d'expression, de conscience, d'association, de commerce, etc., toutes garanties par la Constitution, sont visiblement laminées et regardées dans les faits plutôt comme des menaces pour le pouvoir établi, que comme des valeurs à promouvoir. Même le verrou constitutionnel de la limitation des mandats, si opportunément mis en place en 1996 pour aménager légalement la voie de l'alternance, n'a pas résisté à la pratique.
L'économie nationale est pour sa part l'objet d'un système de gestion que d'aucuns considèrent, tour à tour, comme incohérent, compliqué, incompréhensible ou imprévisible. La vieille économie administrée des années 1970 et 1980 s'est habillée, à toute vitesse, des oripeaux d'une économie de marché, mais personne n'a songé que celle-ci n'a de sens qu'avec des agents économiques autonomes dont les relations sont contractuellement et librement négociées à l'abri de règles de droit, dont le respect scrupuleux est garanti solennellement par la force publique. Et la vérité, plus prosaïque, est que sa gestion est sommaire et aveugle jusqu'à la caricature, puisqu'elle est tout juste conçue pour assurer la distribution autoritaire et centralisée d'un pactole annuel tiré du pompage d'une ressource du sous-sol national.
Aux effets néfastes du syndrome hollandais, se sont greffées des pratiques bureaucratiques inqualifiables qui saignent les producteurs publics et privés, pendant que les voies du commerce d'importation sont, quant à elles, ouvertes à toutes les formes de la prédation. Au-delà du transfert massif de ressources vers l'extérieur, le plus pénible est de constater que même avec des importations de biens et services passées de 10 à 65 milliards de dollars, il n'existe toujours pas un seul réseau commercial digne de ce nom dans aucun secteur d'activité.
L'opérateur public Cnan, qui est juridiquement en état de quasi-faillite, assure avec peine moins de 1% de parts des besoins du marché national des transports maritimes. Nos ports de commerce sont, à une exception près, ceux-là mêmes qui ont été construits au XIXe siècle par la puissance coloniale, et à l'heure d'Internet, il faut toujours compter en moyenne quelque trente (30) jours pour sortir une marchandise du port d'Alger. Les réformes du système bancaire national sont toujours au point mort, en dépit de pétitions de principe mille fois répétées. La Bourse d'Alger, qui est bizarrement boudée y compris par toutes les banques publiques de la place, ne traite même pas le dixième des valeurs de sa consœur des territoires palestiniens occupés. Dans tout ce bazar, le plus ahurissant est la disparition officielle de tout espace de conception et de coordination de la politique économique nationale. Celle-ci ne se décline plus qu'à travers quelques dispositions éparses de la loi des finances, un texte conçu à la base pour fixer la politique budgétaire et fiscale de l'Etat et qui, par glissements successifs, finit par tenir lieu en même temps de loi sur le commerce extérieur, sur l'investissement, sur le régime des sociétés, sur le registre du commerce, sur les marchés publics, etc. Sur tous ces sujets, les législations initiales ont peu à peu perdu de leur cohérence et le gouvernement lui-même n'arrive plus à en démêler l'écheveau. Il est symptomatique qu'aucune institution publique, ni dans l'exécutif ni à l'Assemblée nationale, ne fait de bilan périodique d'un segment quelconque de l'économie nationale. La seule exception notable est celle du rapport annuel de la Banque d'Algérie qui est publié avec plusieurs mois de retard et qui, lui-même, n'est suivi d'aucun débat institutionnel public. Le traditionnel débat de politique économique qui donnait lieu à la présentation devant l'instance parlementaire du programme de tout nouveau gouvernement n'a plus cours depuis que la dernière réforme constitutionnelle a décidé qu'un tel exercice était superflu. Il n'est pas jusqu'à la notion de développement économique et social, censé rester après tout l'objectif ultime de toute action gouvernementale, qui n'ait elle-même complètement disparu des écrans.
Bien sûr, il s'en trouve beaucoup pour expliquer qu'une telle évaluation critique est par trop exagérée, qu'elle n'est pas réaliste et qu'elle manque de profondeur politique. Bien sûr, nous dit-on, il y a bien des insuffisances, mais le gouvernement travaille à les corriger. Si les choses allaient aussi mal, cela se saurait et la population ne l'accepterait pas, elle le ferait savoir et refuserait certainement de cautionner toutes les élections auxquelles elle est régulièrement conviée. Certes, l'organisation des joutes électorales est plutôt bancale et souvent marquée par le désordre et les tripatouillages. Mais cela serait-il vraiment si important ? Ce qui devrait retenir l'attention, c'est, nous assure-t-on, que les Algériens vivent très confortablement, qu'ils circulent et voyagent comme jamais, que le chômage a été fortement réduit, que les marchés abondent de produits venus du monde entier, que des centaines de milliers d'étudiants sont sur les bancs des universités, que notre système de santé s'est développé et a gagné en efficacité, que toutes nos infrastructures publiques ont été sérieusement rénovées et modernisées, etc. Bref, l'Algérie va bien et le gouvernement lui-même, à ce qu'on dit, se prépare à nous inonder avec tout un ensemble de documents écrits ou audiovisuels pour nous persuader de l'excellence du bilan de ses réalisations et de la grande sagesse de sa politique.
L'argumentaire de ce 4e mandat, qu'il va falloir renouveler en guise de reconnaissance au Président en exercice, tient tout entier dans le contenu et l'esprit de ce «bilan des réalisations». Un argumentaire politiquement d'autant plus redoutable que l'imposant et omnipotent appareil médiatique officiel est là pour nous le rappeler au quotidien, avec une insistance dont on aurait tort de contester l'efficacité. La campagne électorale est en réalité permanente pour le pouvoir en place, et ce n'est pas un hasard si celui-ci se refuse obstinément à céder un pouce de terrain à toute réforme qui remettrait en cause son monopole sur les grands médias. L'élection présidentielle est ainsi pliée avant même d'avoir commencé.
Rien de nouveau en définitive, puisque le pouvoir politique a toujours été verrouillé ? Pas tout à fait, le discours implicite du régime, depuis
Boumediène, était que les restrictions à l'exercice des libertés politiques avaient comme contrepartie une forme de promotion économique et sociale à l'échelle du pays, bénéficiant à tous les citoyens. Les termes de ce discours ont continué de facto à être soutenus, y compris après le tournant de la Constitution de 1989. Le problème qui se pose en 2014, c'est que, manifestement, le régime ne respecte plus ce «contrat», qu'il a pourtant lui-même imposé à la société.
Derrière le faux clinquant des résultats qui sont mis en avant au titre du «bilan des réalisations» du gouvernement, on sent bien des failles qui sont en train de se creuser et des lignes de rupture que résument trois types de malentendus.
Un premier malentendu vient de cette idée simple qu'il nous suggère sans le vouloir, à savoir cette confusion presque totale entre gérer l'économie du pays et dépenser l'argent public. Toutes les questions consistant à savoir comment cet argent est gagné, comment le dépenser au mieux en économisant chaque sou et en l'utilisant à bon escient, comment faire en sorte que la richesse se renouvèle et se multiplie, sont reléguées au second plan. Dans ce modèle simpliste, la notion même d'effort ou de mérite lié au travail a fini de proche en proche par perdre de son importance, puisque la source principale du revenu public est garantie par une rente providentielle liée à l'exploitation d'une richesse du sous-sol. L'économie algérienne est ainsi ravalée au rang d'une «économie de la cueillette», à la nuance près que nos chasseurs — cueilleurs ne sont même pas tenus de préserver ou fructifier cette richesse providentielle. Son management se régule au seul rythme des cotations du baril de pétrole. Quand les prix de vente de cette richesse naturelle sont élevés, c'est l'aisance absolue, gérer l'économie c'est dépenser sans compter, aucune norme de coût n'est fixée, aucun critère contraignant de performance ne s'impose, saisir les changements de l'économie mondiale ne paraît d'aucune utilité, pas plus que ne le sont les compétences techniques ou scientifiques. En caricaturant légèrement, on peut estimer qu'un paysan madré des Hauts-Plateaux dispose des compétences suffisantes pour piloter l'économie algérienne en 2014, et c'est sans doute cela qui donne des idées à beaucoup parmi cette centaine de candidats à l'élection présidentielle, dont les seules qualités visibles semblent se résumer à un immense appétit et une absence de scrupules. Bien sûr, quand les prix sont à la baisse ou que la ressource vient à manquer, il faut des réformateurs, de l'expertise et du savoir-faire, mais pour l'heure, cette perspective n'est pas à l'ordre du jour.
Le second malentendu est beaucoup plus insidieux et tient d'une culture malfaisante de la chose publique qui s'est maintenant fort répandue dans notre pays. Avec le délabrement institutionnel et cette centralisation extrême de tous les pouvoirs, tout se passe en effet comme si cette dépense publique, qui est la seule trame visible de la gestion économique, procédait non pas de programmes politiques et économiques réfléchis, mais de la seule volonté du prince. Et comme si l'argent public n'était pas un bien commun des Algériens, mais provenait de la bourse d'un calife tout puissant qui, pour un peu, nous le refuserait. Cette propension à remercier le président à tout bout de champ, à louer son infinie sagesse et à invoquer obséquieusement la bénédiction de sa «fakhama», relève de mœurs importées d'un Orient moyenâgeux et sont aux antipodes d'une gestion moderne des budgets publics, faite d'un usage soigneux de la ressource disponible et d'une reddition scrupuleuse de chaque sou dépensé. Le comble, c'est que ces mêmes despotes orientaux, dont nous singeons maladroitement les défauts après les avoir longtemps brocardés pour leur arriération, ont entrepris pour leur part de faire leur mue et font progressivement de la gestion aux standards modernes de leurs économies la base d'une puissance qui s'impose de plus en plus à nous, sur notre propre territoire.
Enfin, troisième malentendu dont les conséquences sont sans doute les plus désastreuses, il s'agit de cette fausse idée d'abondance qui a été semée de toutes pièces dans l'esprit de nos concitoyens et qui reste une illusion factice dans la mesure où elle est adossée, non pas à de la richesse créée par la force de travail ou le génie inventif des Algériens, mais à des programmes d'importation qui, sous couvert de liberté de commerce, sont gérés en roue libre et ne sont soumis à aucune forme de monitoring. Avec ce malentendu, l'économie algérienne s'est installée dans une insidieuse et «confortable» dépendance dont nos dirigeants politiques, qui confondent ouverture commerciale et ouverture de comptoirs commerciaux, ne semblent ni avoir pris la mesure et la signification ni être capables d'en apprécier les dangers. Nul parmi eux aujourd'hui ne songe que les gigantesques ressources dédiées annuellement à ces programmes d'importation constituent un formidable gisement de potentialités pour bâtir une économie prospère à l'intérieur et pour en faire un levier majeur de la sécurité extérieure du pays. Ces malentendus devraient nous inciter à regarder de plus près le bilan économique du gouvernement. S'il faut se réjouir de l'effort d'équipement public du pays, encore faudrait-il en examiner le revers de la médaille, et notamment celui d'observer que toutes ces autoroutes, ces barrages, ces hôpitaux, ces aéroports, etc., ont été réalisés par le recours quasi systématique à des moyens étrangers et, dans certains cas, à l'importation de la main-d'œuvre la plus ordinaire. Il est ainsi choquant de constater qu'ayant dépensé l'équivalent de centaines de milliards de dollars en infrastructures au cours des quatorze dernières années, il ne reste dans le pays aucune trace visible d'un outil de réalisation national qui ait capitalisé une expérience et qui soit en mesure aujourd'hui de prendre le relais.
Il est de même regrettable que tous les montages financiers de ces grandes réalisations économiques aient été adossés exclusivement aux ressources définitives du budget de l'Etat, sans prendre en compte la nécessité de veiller à leur pérennité, à leur maintenance au cours du temps et à leur renouvellement. Comment admettre l'idée que notre pays ait dépensé, sur les deux années 2012 et 2013, jusqu'à 15 milliards de dollars rien qu'en importations de véhicules, et cela sans avoir songé à se donner les moyens d'en fabriquer un unique composant ? Les seules importations de céréales, pour l'année 2013, représentent près du double de l'ensemble des importations alimentaires en 1999. On peut continuer à dérouler à l'infini ce mauvais scénario, mais la seule lecture des statistiques douanières algériennes finirait par donner des migraines à un cachet d'aspirine, pour paraphraser un célèbre journaliste américain.
Toute cette politique de dépenses, qui n'a pas été soumise préalablement aux rigueurs d'une véritable planification, et dont on oublie soigneusement de dire que le principal ressort a été l'exceptionnelle embellie ayant marqué les marchés pétroliers mondiaux (qui ne doit donc absolument rien aux performances de notre système de gouvernance), va devoir peser très lourdement sur les équilibres du budget de l'Etat au cours des prochaines années, ne serait-ce qu'en coûts de fonctionnement courant, d'entretien et de maintenance. Mais le résultat le plus amer, toutefois, c'est de constater qu'en 2014, même une augmentation des salaires de nos concitoyens revient indirectement à financer les productions étrangères et à alimenter encore le flux des importations, puisque notre propre appareil de production n'a bénéficié nullement de cette gigantesque manne financière qui s'est déversée sur notre pays au cours des douze dernières années.
C'est un piège redoutable qui s'est bel et bien refermé sur nous. Jusque-là plutôt sobre et besogneux, l'Algérien paraît avoir muté vers une forme d'organisation politique et économique où son bien-être n'est plus lié à son effort productif, à son intelligence ou à la qualité de son travail, mais plus que jamais à cette richesse qu'il puise de son sous-sol et qui, tant qu'elle dure, lui procure suffisamment de ressources financières pour aller acheter sur les marchés des autres ce qu'il refuse ou qu'il n'est plus capable de produire chez lui. Qui sera là pour lui expliquer que cette forme d'organisation est malfaisante et inacceptable, le jour pas si lointain où l'argent facile viendra à manquer ? Qui y songe seulement parmi nos augustes dirigeants ?
En réalité, cette organisation parasitaire, ou rentière, qui s'est construite sur une longue période et qui sera extrêmement difficile à extirper, est le vrai fil directeur de tous les pouvoirs qui se sont succédé depuis le socialisme des années 1970, les fameux programmes antipénurie des années 1980 ou cette gabegie dépensière qui tient lieu de politique économique depuis quinze ans. La seule fois où il a pu être vraiment contesté, c'est précisément à la fin des années 1980, quand les dirigeants politiques du pays se sont brutalement retrouvés face à la pénurie de ressources et ont découvert, comme soudain pris en faute, qu'ils n'avaient nullement prévu que la manne financière qui légitimait leur pouvoir pouvait un jour leur faire défaut et, surtout, qu'ils n'avaient absolument aucune idée de la manière de gouverner un pays autrement qu'en distribuant une ressource qu'ils n'ont pas contribué à créer et qui ne doit rien à leur mérite.
Cela amène à éclairer d'un meilleur jour le débat qui s'est esquissé ces derniers jours autour d'une possibilité de changement que la maladie du président en exercice a pu laisser entrevoir, comme si un changement d'homme pouvait, par une sorte de génération spontanée, permettre de renouer avec un programme de réformes politiques et économiques abandonnées voilà plus de vingt ans. On se demande bien pourquoi ? Ces réformes, qui doivent beaucoup à l'énergie et à l'inspiration de quelques hommes intègres au centre desquels Ghazi Hidouci, leur courageux concepteur, très injustement oublié, avaient été acceptées dos au mur dans un contexte où le pouvoir politique était saisi par le doute et où les finances du pays étaient gravement laminées. Aujourd'hui, alors que le pays affiche des réserves de change d'un niveau jamais atteint (près de quatre années de capacités d'importation), que l'endettement extérieur est insignifiant et que le baril de pétrole caracole au-delà des cent dollars, il faut bien se résoudre à l'idée que la saison des réformes n'est pas encore arrivée. S'il fallait encore s'en convaincre, cet entêtement à garder un chef impotent à la tête de l'Etat est là pour nous signifier de la manière la plus nette que la gestion du pays est en pilotage automatique et que rien n'est susceptible, pour l'heure, de la dévier de sa trajectoire.
Bien sûr, il y a tous ces gens raisonnables qui n'arrêtent pas de tirer la sonnette d'alarme et qui alignent les arguments pour expliquer combien poursuivre sur cette ligne est insoutenable et irresponsable, que celle-ci conduit à une impasse de plus en plus visible et qu'elle expose le pays à des dérèglements de grande ampleur dont le choc serait de nature à menacer jusqu'à son intégrité. Les arguments aussi divers qu'imparables s'accumulent sur la table : les ressources du sous-sol s'épuisent à vue d'œil, les besoins internes en énergie augmentent fortement et obèrent la capacité d'exportation, les prix internationaux sont instables et peuvent à tout moment s'affaisser de manière brutale, l'Etat ne disposant d'aucun des instruments modernes lui permettant de gérer des volumes de dépenses aussi élevés, l'économie ne crée pas suffisamment d'emplois durables, la multiplication des aides en tous genres ne crée que des emplois précaires et surtout elle est trop coûteuse et à l'évidence inefficace, le chômage des diplômés prend des proportions de plus en plus alarmantes, le système d'éducation-formation est, de l'avis partagé par tous, profondément sinistré, etc.
Et puis, jusqu'à quand allons nous continuer, contre le plus simple bon sens, à enfermer l'économie d'un pays comme l'Algérie dans une logique rentière aussi sommaire et aussi stupide ? Comment peut-on accepter qu'un pays qu'on croyait jaloux de son indépendance et qui renferme autant de richesses naturelles en soit réduit à être incapable de ne rien produire ou exporter et à devoir tout importer pour son alimentation, sa santé, ses loisirs, sa sécurité, etc. ? Comment afficher de l'ambition dans un pays dont les perspectives d'avenir sont tout entières calées non pas sur les capacités de son formidable potentiel humain, mais sur l'horizon limité des réserves de son sous-sol ? En vérité, par-delà son inefficacité prouvée, le mode de gestion de l'économie nationale s'avère être, à l'intérieur comme à l'extérieur, la menace la plus grave et la plus directe pour la sécurité nationale de notre pays.
Commençons par le front externe. Là-dessus, c'est bien simple, aucun parmi les partenaires économiques de notre pays, grands ou petits, n'est en mesure de déchiffrer le sens de la politique économique et commerciale extérieure qu'il souhaite vraiment promouvoir. Comment pourrait-il en être autrement lorsque nous n'arrivons même pas à respecter des accords commerciaux internationaux majeurs (à l'image des deux accords avec l'Union européenne ou avec les pays de la ligue des Etats arabes) pourtant dûment signés et ratifiés ? Comment comprendre que tant de restrictions bureaucratiques soient érigées indistinctement face à l'investissement étranger quand, paradoxalement, les flux commerciaux sont ouverts à tous les vents ? Comment expliquer aussi un faible engagement dans la construction d'une zone commerciale maghrébine, quand chacun des pays de cette même zone ne voit aucun inconvénient à mettre en place une zone de libre échange avec le voisin européen qui n'est autre que la première puissance économique mondiale ? Même si cela ne dépend pas que d'elle, l'Algérie, qui reste la plus grosse économie de la région sans laquelle aucun ensemble n'est concevable, a, à l'évidence, la responsabilité d'y jouer un rôle moteur. Mais surtout, comment justifier cette absence totale d'ambition dans les rapports économiques avec la zone africaine, et en particulier avec les pays de cette zone sahélienne si proches et qui figurent parmi les plus pauvres au monde ?
Autant le dire clairement, le rôle de stabilisation que l'Algérie entend, à juste titre, jouer actuellement dans cette zone devenue soudain si sensible, ne pourra être soutenu, à moyen et long termes, que si la démarche politique et militaire ne soit relayée efficacement sur le terrain économique.
Enfin, puisque la question de l'organisation de nos services de sécurité est maintenant portée sur la scène publique, il serait grand temps que les dirigeants du pays comprennent que la protection et la défense de ses intérêts vitaux se jouent sur la bonne intelligence de toutes ces mutations vertigineuses qui affectent la scène économique mondiale et non pas à travers une surveillance dérisoire des procédures du code des marchés ou l'infantilisation des gestionnaires publics par le maintien de cette mesure absurde de pénalisation de leurs actes de gestion. Sur le front interne, observons que s'il est souhaitable de pouvoir continuer à exporter de la stabilité, pour reprendre l'expression de notre ministre des Affaires étrangères, sans doute faudrait-il commencer par l'ancrer plus durablement sur notre propre territoire, en se rappelant tout de même que celle-ci ne peut pas être réduite à la nécessaire lutte contre la violence terroriste. Il n'existe aucune statistique officielle sur la fréquence des conflits sociaux, mais rien qu'en se référant à ce qui est rapporté au quotidien par la presse nationale et ne s'en tenant qu'à ceux qui débordent sur la voie publique, les perturbations de l'ordre public semblent quotidiennes et de plus en plus préoccupantes. Elles s'étendent à l'ensemble du pays et couvrent une multitude de revendications qui vont de l'emploi, des salaires, du logement, de l'eau jusqu'aux coupures d'électricité et maintenant aux confrontations tribales.
Ce qui inquiète encore plus à cet égard, c'est que ce climat social fortement perturbé prend place dans une situation où, depuis au moins douze ans, la contrainte budgétaire a été quasi-nulle, ce que confirme un simple regard jeté sur la croissance exceptionnellement élevée des dépenses de l'Etat et de ses interventions économiques au cours des douze dernières années. Comme l'approche choisie a été celle d'acheter la paix sociale plutôt que de réformer l'économie et les mécanismes de redistribution de la richesse, on imagine aisément ce qu'une situation potentielle de stress budgétaire pourrait générer en termes de dégâts sociaux majeurs, par ses effets dépressifs sur toute l'activité économique, par l'aggravation du chômage, par l'inflation brutale des prix des produits de base, par le dérèglement des marchés, par la fuite vers l'informel, etc.
Bien sûr, un tel cataclysme ne surgira pas du jour au lendemain, ne serait-ce que par l'effet d'amortissement et de stabilisation que joueront, d'une part, les mécanismes du fonds de régulation des recettes sur les équilibres du budget et, d'autre part, le matelas des réserves de change sur ceux de la balance des paiements. Néanmoins, tous les ingrédients d'une crise économique et sociale majeure sont, à terme plus ou moins rapproché, inscrits en filigrane dans ce mode de gestion de rentier de notre économie. Les deux mâchoires d'un étau d'une puissance irrésistible sont, aujourd'hui, très visiblement en action, avec d'un côté la montée d'une demande sociale croissante qui, faute d'une réponse économique adaptée, continue d'aspirer sans relâche les ressources du budget, et de l'autre la réduction inévitable, confirmée par tous les analystes sérieux, de notre capacité d'exportation de ressources fossiles. En d'autres termes, c'est vers un chaos programmé que le plein cap est mis et il paraît fort douteux, en l'état actuel de la gouvernance du pays, que la mécanique de ce double mouvement puisse être stoppée. Et à supposer même qu'une volonté politique vienne à se faire jour, ce qui pour l'heure reste une vue de l'esprit, le chantier des réformes, qui se donneraient comme finalité de travailler à la diversification de l'économie, est gigantesque, complexe à mettre sur rails et ne pourrait en tout état de cause porter de fruits que sur des périodes longues de dix années et plus. Pour revenir à l'élection présidentielle en cours, elle soulève pour l'analyste deux catégories de difficultés dont on ne sait laquelle est la plus grave. Bien sûr, ce quatrième mandat surréaliste est significatif d'un déficit institutionnel extrêmement grave dont on peut craindre à tout moment qu'il bascule vers des perturbations aussi dangereuses qu'incontrôlables. L'autre menace est celle du désordre économique et social auquel une gestion «au fil de l'eau» conduit de manière inévitable. Il ne faut pas être un grand expert pour déduire que si elle poursuit son mode de gestion actuel, l'économie algérienne restera encore dépendante dans une proportion de 95 à 98% de ses exportations d'hydrocarbures dans les dix années qui viennent. Il ne faut pas non plus être un génial analyste pour tirer la conclusion qu'une telle hypothèse de travail est intenable et suicidaire.
Manifestement, l'Algérie est à un tournant majeur de sa jeune histoire. Malgré des retards immenses et les tâches ardues qui attendent ses citoyens, elle dispose des ressources humaines et du potentiel nécessaires pour sortir de la grave impasse dans laquelle elle est plongée. La génération qui a participé à la lutte pour l'indépendance et qui tient encore aujourd'hui les rênes du pouvoir devrait y trouver l'énergie et l'inspiration indispensables pour aider le pays à se donner de nouvelles ambitions plus conformes à l'héroïsme de son combat
libérateur.


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