Si le «vote sécuritaire» continue à peser dans le choix des électeurs dans la Mitidja, une région fortement marquée par le terrorisme dans les années 1990, un électorat de plus en plus important estime que la paix n'est pas incompatible avec le changement. Boufarik (wilaya de Blida) De notre envoyé spécial Ecole Mohamed Belaïd, Boufarik, à 35 km au sud-ouest d'Alger, dans la wilaya de Blida. Le centre de vote est installé dans une belle bâtisse de style colonial, du côté de Lekssari, le vieux quartier de la ville des Oranges. L'ambiance est bon enfant en cette journée printanière qui enveloppe la Mitidja dans une douce torpeur. Alors que nous avons laissé Alger fortement encadrée par des policiers sur le pied de guerre, arborant matraque, casque à la ceinture et fusils à pompe, ici, les policiers en charge d'assurer la sécurité des urnes sont décontractés, tout comme le personnel d'encadrement du centre. «Tout se déroule dans le calme. Le vote se passe très bien», lance d'emblée Mohamed, responsable d'un des bureaux de vote. Le centre compte 9 bureaux, avec un total de 3709 inscrits. «A 11h55, ils étaient 1122 à avoir voté», indique Youcef Benslimane, enseignant d'arabe et directeur du centre. «Les gens ont commencé à affluer avant même l'ouverture des bureaux de vote», ajoute-t-il. Dans son QG situé à l'entrée de l'école, des électeurs cherchent leur nom. Le taux de participation étant un enjeu-clé, on ne s'embarrasse pas trop des formalités. Ceux dont le nom figurait sur le fichier numérique étaient autorisés à voter sans encombre. Interrogé sur les attentes de la population boufarikoise, le chef de centre insiste beaucoup sur la dégradation de la voierie et les problèmes d'hygiène dans les quartiers. «Plusieurs routes doivent être refaites. Les dos d'âne m'obligent à remplacer tous les trois mois les rotules de ma voiture», dit Youcef Benslimane. Notre interlocuteur nous parle également de l'insécurité qui règne dans son quartier, communément appelé Dix-Huit. «Il y a aussi les transporteurs privés qui desservent Benchabane et sèment la pagaille», ajoute-t-il en pointant la clochardisation de la ville. Et de reprendre : «Boufarik est censée être une commune riche, mais sa gestion laisse à désirer.» Métastases urbaines Nous faisons le tour de quelques bureaux. Première info : dans la très grande majorité des cas, seuls les candidats Bouteflika et Benflis y ont des représentants. Il convient également de retenir qu'il s'agit très souvent de jeunes qui n'adhèrent pas forcément au projet politique du candidat en question. D'aucuns le font pour des raisons purement vénales. A la mi-journée, la cadence du vote a fait de bons scores comparativement aux précédents scrutins. «Aux dernières élections locales, j'ai travaillé dans ce même bureau. On avait enregistré 110 votants vers 14h alors que cette fois-ci, on a atteint ce chiffre dès 10h», témoigne le chef d'un bureau de vote. Mohamed, 53 ans, gérant d'un restaurant au centre-ville, cherche son nom. Finalement, il est orienté vers un autre centre. Cela ne le décourage pas. Il est bien décidé à glisser son bulletin dans l'urne. Mohamed est à l'image de ces nombreux Boufarikois qui ont fait le choix d'un vote «orange», comme «révolution orange». «Je n'ai pas voté aux législatives ni aux municipales, mais cette fois, je veux participer. Je veux voter pour le changement», confie-t-il sans citer de nom. Mohamed est obligé de constater la dégradation de sa ville de cœur, lui le natif de Blida. Boufarik, fleuron de la Mitidja, n'est plus ce qu'elle était, regrette notre ami. «Le béton a bouffé la Mitidja aux dépens du tissu agricole», se désole-t-il. Chose que nous avons constatée de visu, comme l'illustre la kyrielle de petites usines qui ont poussé entre Birtouta et Boufarik, ou encore les nouvelles constructions qui ont «brouté» des dizaines d'hectares de vergers à la périphérie de la ville, comme on peut l'observer du côté de Haï Bellouche où les orangeraies d'antan ont toutes cédé à des rangées de cités et de nouveaux lotissements. «Il y a eu un très grand afflux de populations vers Boufarik et plein de cités ont été construites dans la foulée. Aujourd'hui, Boufarik est saturée. L'hôpital est dépassé», poursuit Mohamed. Notre sympathique restaurateur déplore également la dégradation de la vie culturelle à Boufarik, une ville où le grand Abdelkader Alloula donna la générale de sa pièce El Ajouad à la salle Le Colisée. «Des quatre salles de cinéma (le Tivoli, le Club, Le Royal), il ne reste que le Colisée, et encore. Il n'y a plus de théâtre. Le bâtiment le Tassili qui abritait la bibliothèque communale se dégrade à vue d'œil. Il ne reste que le chaâbi et l'andalou qui résistent grâce au travail de l'association El Djenadia.» Autre symptôme de cette régression généralisée : la disparition des rites liés à l'orange, le fruit emblématique de la ville. «L'ancienne usine, la Jucob (filiale de l'Enajus, ndlr), a mis la clé sous le paillasson. Même la fête des oranges n'est plus ce qu'elle était.» Lui-même ancien sportif, Mohamed n'omet pas de citer les anciennes gloires de Boufarik : Rouaï pour le foot, le boxeur Benguesmia, sans oublier l'âge d'or du basket boufarikois. Un secteur où, là encore, la ville des Oranges a perdu des points. «Les salles de sport ont disparu ; la boxe, le basket, le WAB (Widad de Boufarik, club de foot local, ndlr), ont tous périclité», énumère-t-il. Mohamed se félicite toutefois qu'il y ait une «une meilleure vie citoyenne, les jeunes s'expriment, on sent qu'il y a un climat nouveau, un vent de liberté favorable au changement». Des observateurs sans conviction Au bureau n°2, il a été enregistré à midi 138 votants sur 438. Deux jeunes hommes sont accoudés à une table scolaire. Ce sont les représentants des candidats Bouteflika et Benflis. Les autres candidats n'ont pas de surveillant. Adel, 27 ans, est le représentant de Benflis. Il est étudiant en commerce. Paradoxalement, même s'il consent à participer à l'encadrement du scrutin, Adel ne lui accorde aucun crédit. «Je ne vais pas forcément voter Benflis», glisse, à notre surprise, le jeune surveillant. Avec une franchise étonnante, il ajoute : «Si l'équipe de Bouteflika m'avait contacté en premier, j'aurais marché avec elle !» Et d'accabler l'opération de vote en elle-même : «Je ne vais pas voter, je ne crois pas à cette élection. On a déjà voté auparavant, on a vu ce que ça a donné. Ma kayen walou !» Adel reconnaît qu'il n'a accepté cette fonction que «pour se faire un peu d'argent». Et de marteler : «D'accord, le vote est un devoir. Mais où sont nos droits ?» Son voisin de table, Khaled, 18 ans, est élève de terminale au lycée Zidane. Lui est observateur au profit de Bouteflika. Comme Adel, il ne vote pas. «Je n'ai même pas de carte de vote», lâche-t-il. Sa présence au bureau est «khedma bark» (c'est juste un boulot), précise-t-il. Adel enchaîne : «J'espère juste que celui qui l'emportera ne mentira pas au peuple. Chaboûna les promesses (ils nous ont gavés de promesses).» Khaled résume en une phrase le déclin de l'agriculture dans la Mitidja, cette fameuse plaine qu'on surnommait autrefois «le grenier de l'Europe» : «Vous trouvez normal qu'on importe les oranges d'Espagne alors qu'on est dans la ville des oranges ?» «Le seul président que je reconnais, c'est Zeroual !» Dans un autre bureau de vote, Amine, 24 ans, observateur en faveur de Benflis, affirme, lui, avoir choisi ce poste par conviction. Il ne nie pas, cependant, qu'il le fait aussi pour «l'oseille». «Je travaille dans une société agroalimentaire et je gagne à peine 21 000 DA. Je laisse 16 000 DA dans le loyer. Hier j'ai payé le proprio, je lui ai enlevé à peine 2000 DA pour vivre», dit-il en exhibant des billets froissés. «J'étais obligé de louer. Ma famille occupe un deux-pièces pour huit personnes. Quand je me suis marié, j'étais réduit à dormir avec ma femme dans la cuisine. Mon père est au chômage, ma mère est obligée de faire du maatlouâ pour subvenir à nos besoins. Aucun de mes frères ne travaille.» Le cœur gros, Amine renchérit : «Malgré tout, je dis Hamdoullah Ya Rabbi, pas Hamdoullah ya Bouteflika. Il n'a rien fait pour moi. Bouteflika a même visité le village de Carnaval fi dechra mais il n'a jamais mis les pieds à Boufarik. Mais que ce soit lui ou Benflis qui gagne, on l'accepte. Maranach habbine tatkhallat. On ne veut pas faire de grabuge. On a passé une période noire à Boufarik, on ne veut pas y revenir.» Parlant de la situation des jeunes, il fulmine de plus belle : «J'ai 24 ans et je souffre d'hypertension artérielle, je prends de l'Amlor tellement j'ai mal au cœur. Les jeunes sont tous perdus. Au lieu de gaspiller l'argent du peuple dans l'Ansej, l'Etat aurait dû construire des usines, développer El Hadjar pour garantir des emplois au plus grand nombre au lieu de remplir le pays avec des fourgons. Ces gens-là sont tous pareils. Moi, celui qui gagne, mar'hba. Mais celui qui a pris 10 DA de l'argent du peuple, je ne lui pardonnerai jamais ! Tu vas déposer un dossier AADL, on te demande des fiches de paie. D'où veux-tu qu'un pauvre porteur au marché te ramène une fiche de paie ? L'AADL, c'est pour leurs copains. Dhalmona bezzaf ! Allez voir les gens qui vivent de la zoubia, ou qui ramassent le plastique dans les poubelles pour gagner un peu de sous. Les jeunes sont sinistrés. D'accord, Bouteflika a servi le pays, il a mis fin au terrorisme, mais maintenant, il faut laisser la place aux autres. Un président sur une charrette, c'est du jamais vu dans le monde entier ! Moi, le seul président que je reconnais, c'est Zeroual !» «Je préfère la misère aux têtes coupées» Le centre-ville est dominé par les portraits des deux principaux concurrents, Bouteflika et Benflis. Rencontre avec Wafek sur le boulevard Bougara, une magnifique allée bordée de platanes. Collier de barbe et verbe impeccable, Wafek est un handicapé au visage lumineux. Son choix est fait : il ne votera pas. «En 15 ans, Bouteflika n'a rien fait pour les handicapés. Notre allocation est toujours de 4000 DA. Des handicapés ont protesté à M'sila, ils ont été tabassés par les flics, vous vous rendez compte ?» dénonce-t-il. Il décortique le dispositif réglementaire en matière d'emploi pour les personnes atteintes d'une infirmité physique, avant d'asséner : «Les lois sont contre nous, la ville n'est pas faite pour nous. Regardez-moi ces trottoirs !» Wafek désigne une rampe d'accessibilité en ciment qu'il a aménagée près de chez lui : «Cette rampe, j'ai dû la faire tout seul avec mes propres moyens.» Il enchaîne : «Le système a abruti ce peuple. Ma voix, qu'est-ce qu'elle va changer ? Un type comme Saadani n'est pas représentatif de quelqu'un comme moi, qui ai grandi avec Sciences & Vie.» En parlant de sa ville, Wafek ne peut s'empêcher de pester contre les vendeurs de zlabia, l'autre spécialité de Boufarik, qui squattent le boulevard : «C'est de la camelote, tout ça. Les faux zlabdji ont pollué Boufarik !» Nous traversons la ville jusqu'à Haï Bellouche, ex-Goreth, la banlieue «verte» de Boufarik devenue un grand bourg urbain. De par sa position excentrée, Goreth était une cible facile pour les hordes des GIA. Un centre de vote unique a été aménagé à l'école primaire Bellouche Lounès. Le centre est dirigé par une femme. Elle inspectait consciencieusement tous les bureaux à notre passage. A 14h35, le taux de participation était de 45%. Le centre compte six bureaux, dont deux réservés aux femmes. «Elles viennent surtout en fin de journée», explique la cheftaine d'un des bureaux. «Ce sont surtout les vieilles qui votent » relève-t-elle. Une «hadja» de 71 ans nous confie avoir toujours voté pour Bouteflika, «mais cette fois-ci, j'ai voté pour Benflis. Bouteflika est un bon président, il a fait ce qu'il a pu, mais il n'est plus en état de diriger le pays. Je suis sûre qu'il ne voulait pas se présenter mais on l'y a forcé. Inchallah Rabbi idjib lehna lelbled. Nous voulons juste la paix !» Nadir, agent d'état civil assigné à l'encadrement d'un bureau de vote, lance : «Je préfère el miziria wala errissane itirou (je préfère la misère aux têtes coupées).» Il raconte : «Nous avons vécu l'enfer ici. Quand tu es milliardaire et que tu rentres te terrer chez toi à 4h, tu appelles ça une vie ? On est des gens pacifiques. Enhabou lehna. Y'en a marre du négatif ! On veut maintenant regarder le positif.»