Remercions tout d'abord et avec force Ahmed Hocine qui nous a recrutés avec cinq autres universitaires à la Cinématique algérienne en juin de l'année 1970. En nous permettant d'accéder à cette institution, déjà si prestigieuse alors qu'elle n'a été créée que cinq années auparavant, l'ami l'Hou avait deux objectifs : tout d'abord, remplacer les coopérants techniques Jean Michel Arnold et François Roulet qui quittaient la maison après un très bon boulot, et ensuite renfoncer les équipes d'animation du musée du cinéma qui recevait un public de plus en plus large. L'Hou, qui nous a quittés pour toujours à l'âge de 82 ans la semaine dernière, en ce triste jeudi du 17 avril, nous a reçus pour la première fois tous les six dans le hall si accueillant de la Cinémathèque pour nous dire les propos suivants : «Ne comptez pas sur moi pour tenir avec vous des réunions interminables, vous êtes libres pour l'organisation de votre travail et dans toutes vos entreprises et c'est le terrain qui indiquera vos résultats, mais j'aimerais auparavant préciser un point : si vous n'aimez pas et le cinéma et les films, mieux vaut arrêter immédiatement, car il est inutile de perdre du temps.» Le fondateur de la Cinémathèque nous impressionna par ses propos bien sûr, mais aussi par son allure et son style sobre et distingué, le tout dans un noir dominant, costard, cravate, manteau, chaussures, même les cheveux, et de grosses lunettes de vue aux verres épais qui n'arrivaient pas à cacher de beaux yeux de velours au regard bien doux ; il avait vraiment un air british. Nous découvrîmes par la suite en travaillant avec lui pendant 8 ans qu'il était fin, distingué et d'une immense culture. C'est certainement à cause de tout cela que de nombreuses femmes, elles qui ne se trompent jamais, appréciaient et aimaient sa compagnie. Deux événements significatifs avec Hocine en colère nous ont permis de bien le comprendre et de mieux le connaître : le premier se rapporte à notre travail d'animateur lorsque l'un des six avait préparé un texte en hommage à Jean Renoir ; texte distribué au public juste avant les projections. Hocine, qui faisait un tour à la salle à douze heure trente comme à son habitude, en demanda un et se mit à le lire, lorsque tout d'un coup et brusquement le froissa, le déchira et le jeta au sol et furieux et tout en tremblant pour dire à l'animateur à haute et intelligible voix : «Ecoute mon fils, George Sadoul a écrit des livres et le texte que tu a proposé au public est dans l'un d'entre eux, et à l'avenir tu n'as qu'à écrire toi-même et apporter ainsi ta contribution aux spectateurs.» Le second, toujours à douze heure trente à la salle, lors d'une discussion avec Mustapha Badie, réalisateur du film bien long La nuit a peur du soleil, qui lui reprochait de ne pas programmer son film et Hocine sortit immédiatement de ses gonds pour lui crier au visage et à la cantonade : «Ecoutez Mustapha, la Cinémathèque n'a pas de copies de vos films, car les producteurs n'appliquent pas la loi sur le dépôt légal, alors que je vous demande depuis des années de vous mobiliser avec nous pour les obliger à déposer auprès de nos archives une copie avant toute censure et toute projection publique, comme le stipule la loi et je le cris et je le répète à qui veut bien l'entendre, et pour finir le programme n'est pas fait par moi, il est l'œuvre d'animateurs libres et indépendants.» Lorsque Hocine vivait de tels événements, il quittait seul la salle, plein de peine et de tristesse pour se rendre soit à son bureau pour lire durant de longues heures le Robert et de plus le Grand, soit pour prendre le chemin de La Casbah vers le café d'Ali Mouh Saleh et passer l'après-midi à jouer aux dominos avec ses amis d'enfance. Signalons ici que l'ami l'Hou nous parlait souvent de l'un de ses amis de La Casbah qu'il adorait tant, héros de la Bataille d'Alger et qui avait pour nom Taleb Abderrahmane, et parfois de sa sœur Baya qu'il aimait tendrement, autre héroïne de cette même Bataille d'Alger. Un jour où nous revenions tous deux du café d'Ali, que nous aimions nous aussi, lieu qui nous offrait un magnifique panorama sur le port d'Alger et alors que nous empruntions la rue Randon, aujourd'hui rue Ali Amar, plus précisément rue Ali La Pointe, il aperçut un livre policier reconnaissable à sa couverture noire et jaune, série noire donc, et lorsqu'il se pencha pour le prendre, il se rendit compte avec stupéfaction que le marchand ne vendait que la couverture, ce qui le désola absolument. Il est vrai que l'ami l'Hou était un amoureux des livres et c'est grâce à lui que nous avons découvert James Joyce qu'il nous conseillait de lire à voix basse, tant son écriture s'apparentait à la musique. C'est grâce aux livres aussi que nous avons eu les dernières nouvelles sur l'Hou, lorsqu'un ami de notre fils cadet, jeune, beau et élégant, Khaled, arriva chez nous un beau jour, il y a seulement quelques mois, tout fier et tout content pour nous dire : «Moi aussi je connais Hocine, je l'ai aidé à transporter ses livres et il m'a parlé de Boudi pendant une heure tout en me précisant et avec insistance : je l'ai formé et il est mon élève.»