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la femme qui a grandi dans un cinéma
Boudehane Khadra . Femme courage autodidacte, doyenne de la Cinémathèque algérienne
Publié dans El Watan le 09 - 03 - 2013

«ll faut prendre tout au sérieux, rien au tragique.» Thiers
En allant à la rencontre de Khadra, on pense découvrir une femme oublieuse qui aurait du mal à nous retracer le fil de sa vie qui se confond avec le cinéma. Eh bien, non ! Comment imaginer le contraire quand on s'aperçoit combien le septième art l'a tant bercée en prenant une bonne place dans son cœur. Ce qui charme d'entrée en sa présence, c'est sa manière d'égrener les multiples étapes de sa vie, calmement, sans élever la voix, avec humilité. Dans ses phrases, des mouvements saccadés. A l'écouter, on se rend vite compte qu'elle a grandi au milieu de films, dont on peut imaginer le nombre impressionnant qu'elle a dû voir lorsqu'elle était placeuse à la Cinémathèque d'Alger, où elle y a exercé durant plus de quatre décades.
Au cours de cette longue période, Khadra a vécu des moments fabuleux en côtoyant des «monstres» du septième art. Dans son sac à histoires, elle a un paquet truffé de faits tout aussi insolites les uns que les autres. Elle nous en sort les péripéties de Youcef Chahine à la Cinémathèque d'Alger. Chahine aimait beaucoup l'Algérie, dont il disait qu'elle était à l'origine de l'éclosion de sa carrière. Youcef Chahine avait ses habitudes à la Cinémathèque qu'il fréquentait souvent.
«Il m'avait demandé, un jour, s'il pouvait trouver un endroit pour se reposer avant le débat qu'il allait animer avec les cinéphiles. Je lui avais proposé le fauteuil qui trônait dans mon bureau, mais il avait refusé, exigeant un lit pour s'étendre et se prélasser. Je n'ai eu d'autre alternative que lui montrer le lit du veilleur de nuit qui n'était pas du meilleur confort. Chahine l'accepta avec plaisir et se laissait aller à des sommeils profonds. Quand il se réveillait, il s'adonnait au rituel de l'eau en se rinçant le visage de ce liquide, en empruntant mon peigne pour coiffer ses cheveux et en me demandant de l'aider à être le plus présentable possible. Je m'y pliais sans façon.
En contrepartie, Chahine, qui était très difficile, acceptait de recevoir pour des interviews les journalistes que je lui présentais. N'empêche, une fois, le cinéaste égyptien est entré dans une colère noire parce qu'un journaliste, véritable ou présumé, avait eu l'outrecuidance de lui poser la question de savoir quel était son premier film réalisé. Chahine avait perçu cela comme une offense et l'a fait vertement savoir à l'imprudent. Vexé, Chahine se tourna vers moi comme pour me prendre à témoin : ‘‘Il se dit journaliste et ne connaît même pas mes films. C'est une honte'', lança-t-il en élevant le ton.»
La misère des salles obscures
Khadra a fait la connaissance de la Cinémathèque en 1965. Avant même la fondation de cette salle mythique, elle exerçait au cinéma Hollywood, au quartier Meissonnier. Elle en garde un souvenir merveilleux. «Un jour, Ben Bella et Che Guevara sont venus, c'était au début de l'année 1964, pour inaugurer la salle baptisée Sierra Maestra, en hommage au combat internationaliste du Che, qui avait une aura incroyable. Vous vous imaginez un mythe vivant à vos côtés ! C'était presque un rêve». Quelques semaines plus tard, Ahmed
Hocine, alors directeur de la Cinémathèque, fait appel à Khadra qui n'en demandait pas tant. Elle y restera quarante ans. «Au début, j'étais caissière, mais je doublais car je faisais aussi la placeuse afin de gagner davantage, car j'avais besoin d'argent. C'était une époque formidable, les jeunes venaient de partout, surtout de La Casbah voisine.»
Son ami Boudj, qui a longuement présidé aux destinées de ce musée, se souvient et parle avec tendresse de Khadra : «Nous n'oublierons jamais à quel point, jeunes étudiants alors, nous étions frappés par la beauté de ses yeux et par son regard félin transperçant la petite lucarne par laquelle nous pouvions à peine glisser notre monnaie et recevoir notre ticket.» Principales vertus mises en évidence, ses qualités d'éducatrice, son humanisme et son amour des autres.
Fille de martyr du 8 Mai 45, elle répétait souvent à son fils qu'elle a élevé seule : «J'ai perdu mon père quand j'étais enfant et je sais ce que signifie le mot orphelin. Mais tant que je serai avec toi, tu n'auras pas à connaître le sens de ce mot». Son garçon, elle l'a si bien élevé qu'elle en a fait un ingénieur compétent. Elle a pu, raconte Boudj, surmonter certains moments délicats dans leurs rapports, comme celui où, adolescent et lycéen, son fils lui avait enjoint de porter le hidjab. Avec fermeté, elle l'avait remis à sa place. Elle se rappelle aujourd'hui de cette période trouble au beau milieu de la décennie noire et ses ravages tant sur les esprits que sur les corps. «Mon fils était aussi à la merci de cet âge ingrat pour affirmer sa personnalité», résume t-elle avec un sourire complice.
Le cinéma se meurt
Le cinéma ? Depuis qu'elle est petite, c'est une passion. Elle se délectait de films. L'adolescence et sa présence quasi quotidienne dans la mythique salle obscure de la Cinémathèque renforceront son addiction pour les films. «Ah, c'était toute une époque !», s'exclame-t-elle en donnant l'air de regretter le temps passé. Sa voix et ses gestes emplissent l'espace réservé au films amazighs au sein de la Bibliothèque nationale, où elle exerce depuis cinq ans. C'est dans ces lieux qu'elle nous reçoit en toute simplicité. «ici, je travaille bénévolement aux côtés de M. Assad qui a créé le Festival du film amazigh et qui fait beaucoup pour le tamazigh. J'aime bien ce que je fais dans un environnement culturel, en contact permanent avec les intellectuels et les hommes de culture. Je me sens vraiment dans mon élément», confie-t-elle.
Ceux qui fréquentaient la Cinémathèque dans les années 1970 s'en souviennent. Si l'impact des films visionnés reste gravé à jamais dans les mémoires, l'image de cette dame digne, qui nous recevait avec politesse et déférence dans un endroit plutôt réservé aux hommes pouvait surprendre. La présence de cette ouvreuse sonnait à l'époque comme une entorse à la normalité ambiante. «J'ai très bien vécu cette période sans anicroche, ni complexe, ni animosité parce que les gens étaient cultivés, bien élevés, pudiques et surtout respectueux. Pas comme maintenant. Il faut dire que sans la placeuse, il n' y a pas de projection.
Tout était numéroté et les retardataires étaient sûrs de trouver leurs places. Je faisais des réservations même par téléphone. On avait une tenue stricte comme les hôtesses… On faisait vraiment partie du décor.» Khadra se souvient très bien du premier film qui l'a enchantée, La comtesse aux pieds nus. «L'histoire d'une femme pauvre devenue très riche et nullement grisée par la gloire, elle est restée elle-même, car elle n'a pas oublié d'où elle est venue. Cette histoire m'avait émue.» Pourtant, Khadra en a vu d'autres. Des milliers de films de tous les pays du monde, desquels émergent El Ard de Youcef Chahine, ou Les bracelets d'or, un film hindou qui a eu une immense audience à l'époque. Les films relatant les faits de la lutte de libération ne sont pas en reste.
«J'ai beaucoup apprécié La voie de Mohamed Slim Riad, rarement diffusé à la télévision et qui assurément n'a pas eu l'audience méritée. Le film me rappelle, à s'y méprendre, Le Trou, chef-d'œuvre de Marcel Carné», commente-t-elle. Elle laisse un silence s'installer avant de reprendre le fil de la discussion : «En fait, quand on aime le cinéma, on aime tous les films. Vous savez, il y avait un public attentionné et connaisseur, il y avait même des ministres qui venaient régulièrement. L'un d'eux avait proposé, un jour, de créer l'association des amis de la Cinémathèque. Hélas, le projet est resté sans suite. Il y avait aussi d'illustres personnages, comme Momo, un habitué des lieux avec sa queue de cheval, son panier et sa démarche ; il se pointait avec sa femme en haïk. Il me disait, mi-amusé, mi-goguenard : ‘‘Khadra, je t'ai amené Zohra, tu t'en occupes et tu nous trouves une bonne place''.»
Tout le monde avait peur des «sorties» imprévisibles de Momo. Robe Grillet, le célèbre réalisateur français, quand il était de passage à la Cinémathèque, s'inquiétait avant de franchir la porte de la salle, il me chuchotait : «Dis moi, est-ce que Momo est là ?» ; il y avait une sorte de crainte vis-à-vis du poète de La Casbah, dont on redoutait les réparties et les réactions… incontrôlées. Momo n'avait pas froid aux yeux, il était sans pitié dans la critique, et les gens le redoutaient. «Mais la Cinémathèque est aussi un bouillon de culture et un carrefour du cinéma international devenu une référence, tant et si bien que tous les cinéastes de renommée internationale sont passés par ce lieu légendaire.»
Souvenirs, souvenirs
Khadra se rappelle de ces films sublimes qu'elle n'oubliera jamais et des stars féminines comme Ava Gardner, par exemple, avec ses lunettes noires masquant un regard glaçant, ou Marylin Monroe qui a brisé tant de cœurs, ou beaucoup d'autres qui ont fait le prestige de cet art. Des femmes fortes, retorses, séductrices, parfois violentes, souvent ambiguës. Puissamment campées par des actrices incomparables. Aujourd'hui résignée, elle regarde le train de l'indifférence passer sans esquiver la moindre réaction.
«Les temps ont changé, en pire hélas ! Le chômage fait des ravages, les loisirs sont un luxe, alors que l'éducation est presque une vue de l'esprit. On ne la voit ni dans l'école ni dans le milieu familial. Il y a trop de misère et la vie est trop chère. Il n' y a qu'à voir le nombre impressionnant de mendiants dans les rues, constate-t-elle, amère. Parler de cinéma dans ce cas paraît presque déplacé. Il n' y a plus de cinéma, la production est insignifiante si elle n'est pas nulle. Il faut que l'Etat se réengage en finançant la production, sinon on va de mal en pis. Tenez, par exemple, Bouguermouh a dû mendier pour terminer son film La colline oubliée qui reste une référence, alors que le film a été réalisé avec un budget dérisoire ! Dans ce film, le rôle de la femme dans la société est mis en exergue.»
Pour Khadra, une société qui aspire au progrès et à l'équilibre ne peut se construire sans l'apport de ses forces vives, y compris la gent féminine. La femme ne saurait se résumer à la célébration du 8 Mars, Journée internationale de la femme, qu'on célèbre régulièrement et qui coïncide, demain, avec la journée de l'année en cours. Cela ne l'enthousiasme plus depuis la mésaventure qui lui est arrivée, qu'elle raconte avec un humour sarcastique malgré sa gravité. «On m'avait avisée, en mars 1997, qu'on allait me rendre hommage et qu'il me fallait me présenter au Palais de la culture pour la cérémonie. Comme pour les célébrations, je m'y suis préparée en me faisant la plus jolie possible, en arborant mes meilleurs habits. On avait omis de m'envoyer l'invitation officielle, mais qu'à cela ne tienne.
Arrivée sur les lieux dans une salle comble, la speakerine égrenait les noms des récipiendaires vivants et ceux qui n'étaient plus de ce monde. Arrivée à mon tour, elle eut l'indélicatesse de m'annoncer parmi les défunts en exhortant un membre de ma famille à se présenter sur l'estrade pour recevoir le trophée… Comme j'étais bien vivante, j'ai rejoint l'estrade et quelle fut la surprise de la speakerine, confuse et consciente de sa bévue, alors que la salle émue et enthousiaste, le ministre de la Culture y compris, applaudissait à tout rompre. Vous conviendrez que ce n'était pas la meilleure manière de reconquérir les gens, mais je n'y ai mis aucun
acharnement ni ne tins rancune à quiconque.»


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