-Le Conseil constitutionnel vient de proclamer les résultats de l'élection présidentielle du 17 avril. Le 4e mandat pour le président Bouteflika est approuvé. Mais le taux d'abstention des électeurs avoisine les 50%. Quelle lecture faites-vous de ces résultats, contestés par une large partie de l'opposition ? S'il y a un vrai vainqueur à cette élection présidentielle, c'est l'abstention. Officiellement, elle approche les 50%. Dans la réalité, elle est beaucoup plus importante : certaines sources parlent de moins de 75% de votants et d'une grande partie de bulletins blancs (1 132 000) parmi ceux qui ont voté. C'est dire la crédibilité à accorder à cette élection : les 81% des voix exprimées en faveur de Bouteflika signifient en fait qu'il n'a été élu que par 20% de citoyens en âge de voter. Maintenant, il y a une chose que l'on ne peut pas nier à cette élection : ceux qui ont voté l'ont fait dans leur immense majorité en faveur de Bouteflika. Tous ceux qui étaient réellement contre lui (les boycotteurs actifs, les militants des partis de l'opposition, les jeunes dans leur immense majorité, les abstentionnistes traditionnels) ont faussé les calculs en ne votant pas et ont permis de minimiser la fraude dans les bureaux et centres de vote. Ils ont participé très fortement à démontrer, devant la presse nationale et étrangère, que le scrutin était transparent et qu'aucune fraude n'a pu avoir lieu. Le pouvoir n'avait plus besoin de bourrer les urnes ni de trafiquer les PV de dépouillement. Il savait que les votants étaient, dans leur majorité, favorables au président-candidat. En fait, ceux qui se sont déplacés pour voter étaient en majorité des hommes d'un certain âge qui ont toujours eu l'habitude de voter pour le système ou qui ont vécu dans leur chair les années de terrorisme et attribuent à Bouteflika le retour de la paix. Et dans l'après-midi, il y a eu, comme de tradition, un «rush» des femmes sur les bureaux de vote et, toutes celles interviewées à la sortie des urnes l'attestent, ont voté massivement pour le candidat Bouteflika. Et cela, même les partisans du candidat Benflis le reconnaissent, tout en le déplorant (il semblerait qu'il s'agit d'une conséquence de la décision de Bouteflika de faire prendre financièrement en charge par la CNAS les femmes divorcées avec enfants). Que les candidats vaincus (à l'exception de Louisa Hanoune) déclarent qu'ils l'ont été par la fraude massive, c'est de bonne guerre, même si cela est très loin de la réalité. Le seul candidat qui pensait avoir quelques chances de ratisser large et d'obtenir un score honorable, pas très loin de celui du vainqueur, a dû déchanter. Non seulement il s'est rendu compte que la stratégie antifraude qu'il avait développée (60 000 militants chargés de surveiller en permanence la totalité des bureaux de vote du pays et de récupérer les procès-verbaux de dépouillement) n'a pas fonctionné, mais il a pu vérifier que ceux qui ont voté l'ont fait en grande majorité pour le président-candidat. Sa réaction, qu'on attendait violente, a été tiède comparée à ses déclarations antérieures au vote. Le «je ne me tairai pas !» sans cesse répété avant le scrutin a donné lieu à un autre slogan : «Je vais créer un parti !» Quelle menace pour le clan Bouteflika et le système dans sa globalité ! En fait, ce que l'opposition (celle qui a refusé de participer à la mascarade du 17 avril) conteste, ce n'est pas tant le résultat du vote – qu'elle connaissait avant même qu'il ait lieu – mais le vote lui-même, qui n'était à leurs yeux que le moyen concocté par le clan Bouteflika et ses alliés pour pérenniser le système qui a mis le pays en coupe réglée depuis 1962 et plus encore depuis 1999. Et cette opposition – les partis boycotteurs, mais aussi et surtout les mouvements de la société civile qui se sont soulevés contre le 4e mandat et contre la pérennisation du système – est partie en guerre contre le système en rangs dispersés. Ses membres ne se sont pas trop souciés de faire une jonction stratégique pour faire masse et peser sur les événements. Aujourd'hui, au lendemain du 17 avril, on sent quelques frémissements de la société civile (le mouvement des chômeurs, les activistes de Barakat, quelques syndicats autonomes, etc.) qui appelle à l'unité d'action pour les semaines et les mois à venir. Et si l'on y ajoute la fronde de Kabylie à la suite de la répression des marches du 20 Avril, gageons que l'année 2014 ne sera pas de tout repos pour le système. -Les chiffres officiels font ressortir aussi un autre élément : le nombre de voix perdues par le président-candidat en 5 ans (2009-2014). Est-ce un signe de rejet populaire de l'homme ou de tout son régime ? C'est une des multiples conséquences de l'abstention massive. Parmi les abstentionnistes, il doit y avoir beaucoup d'anciens votants pour le troisième mandat qui ont changé de camp soit parce qu'ils ont été déçus par le bilan du Président soit, plus vraisemblablement, par l'état de santé du candidat au 4e mandat. En effet, beaucoup d'anciens supporters de Bouteflika ont éprouvé le même sentiment de gêne de voir un homme visiblement handicapé par la maladie s'accrocher désespérément à son fauteuil présidentiel. Et ceux-là ont préféré ne pas voter, faisant perdre ainsi plus de 10% de voix à leur ancien champion. Il lui est resté tout de même 81% de suffrages qui se sont exprimés sur son nom ; ce qui, dans les conditions du moment, équivaut à un score «à la soviétique». -Comment le pouvoir gérera-t-il cette situation, selon vous ? Exactement comme il l'a gérée depuis la maladie du président – son AVC, bien entendu, mais aussi son «ulcère hémorragique» qui cache certainement un cancer qui l'avait déjà rendu pratiquement invisible la population. Une gestion par procuration, par un Premier ministre omniprésent et un gouvernement qui continuera à s'agiter en faisant des promesses qu'il ne tiendra pas ou si peu. Et, derrière le rideau, le clan, à travers le frère cadet, qui continuera à tirer les ficelles et à préparer la succession du Président malade. Il semble en effet acté que la Constitution sera réformée rapidement et qu'elle prévoira une succession automatique du Président en cas de vacance du pouvoir pour incapacité provisoire ou permanente ou, bien entendu, en cas de décès. Malgré tout ce qui a été dit sur son ego surdimensionné du Président, sur sa croyance profonde en une destinée hors normes, sur son besoin de laisser une trace indélébile dans l'histoire, sur son désir de mourir président de la République, Bouteflika ne peut pas être considéré comme un homme uniquement drogué par le pouvoir. Il sait qu'il doit absolument préparer sa succession de manière, d'une part à rester en poste jusqu'à la limite de ses moyens physiques et intellectuels et, d'autre part, à garantir la survie du clan une fois cette limite dépassée. Pour le moment, il n'a pas d'autre choix – faute de pouvoir mettre immédiatement Saïd sur le fauteuil (trône ?) d'El Mouradia – que de réformer la Constitution pour instaurer un système de succession automatique et négocier avec les autres grandes figures du système le nom de la personnalité qui sera désignée pour lui succéder. Beaucoup de noms circulent d'ores et déjà, dont ceux d'Ouyahia – devenu entretemps directeur de cabinet du président de la République – de Belkhadem, rappelé lui aussi aux affaires, de Sellal, le fidèle parmi les fidèles et, pourquoi pas Ali Benflis, qui sera ainsi récompensé d'avoir mené à bien sa mission de crédibilisation de l'élection du 17 avril 2014. Tout semble encore très ouvert. Les quelques mois qui suivront seront certainement très riches en négociations secrètes, en deals, en coups bas et en trahisons. De tout cela, il sortira un nouveau pouvoir qui ne sera en fait que la continuité, avec peut-être d'autres habits, de celui qui est actuellement aux manettes. -Les partis de l'opposition et les différentes personnalités s'accordent aujourd'hui sur la nécessité d'aller vers une transition. Cette opposition pourra-t-elle se départir de ses divergences pour imposer, d'une seule voix, une alternative à ce pouvoir ? Il n'y a aucune raison pour que les choses changent dans ce domaine. L'opposition – même si une partie a fait front commun contre le 4e mandat – a pour caractéristique principale d'être profondément divisée. Divisée non seulement entre les partis d'obédiences idéologiques différentes (les islamistes et les «démocrates») mais aussi au sein d'une même obédience idéologique. Les différents partis islamistes n'arrivent pas à se parler sérieusement et à s'unir pour former un front commun qui les rendra incontournables sur la scène politique. Le FFS et le RCD, qui ont un fond idéologique commun, sont des ennemis que rien ni personne ne peut plus rapprocher. Les autres sont quantité négligeable, ils n'apparaissent sur la scène qu'au moment des élections et/ou sur commande du système qui les utilise pour polluer le champ politique. Ceux-là ne peuvent plus constituer une alternative au pouvoir ; ils n'ont plus de crédibilité auprès de la population qui les a vus s'étriper au lieu d'agir vraiment pour changer le système de prédation qui sert d'Etat à l'Algérie. Les responsables de ces partis ont très largement participé à décrédibiliser l'action politique : entre tous ceux qui se comportent en zaïms et ne reconnaissent aucun autre leader qu'eux-mêmes, ceux qui ont été corrompus par le pouvoir (contre un poste de ministre et parfois moins que cela), ceux qui sont installés à l'étranger d'où ils assènent leurs vérités et leurs jugements péremptoires vis-à-vis de ceux qui sont restés au pays et continuent de se battre, rares sont les personnalités qui ont pu maintenir très haut leur crédibilité. Quelques noms ont pu surnager dans l'océan de médiocrité que constitue le monde politique algérien. D'autres sont en train d'apparaître dans le combat qu'ils mènent quotidiennement à la tête de mouvements de la société civile, parfois avec des séjours fréquents dans les prisons du système (le mouvement des chômeurs dans le Sud et ailleurs, le mouvement Barakat, quelques syndicats autonomes, quelques associations de défense des droits de l'homme, quelques associations féminines, etc.) Ce sont ceux-là – avec peut-être l'aide de personnalités réellement autonomes du pouvoir et des partis politiques – qui peut-être arriveront à entraîner derrière eux et guider une jeunesse qui piaffe d'impatience d'en découdre avec le système et de le faire tomber. Ces personnalités le peuvent, si elles se mettent au diapason d'une jeunesse pleine d'énergie et qui ne demande qu'à prouver qu'elle est capable de faire «sa révolution» et à se mettre au service d'un pays qu'elle veut transformer de fond en comble pour en faire une terre où il fera bon vivre. La jeunesse n'a besoin que de guides – désintéressés et crédibles – qui la comprennent et qui la conseillent. -Y a-t-il une chance pour un changement pacifique en Algérie ? Un changement immédiat, certainement pas. Le 18 avril n'est que le départ d'une nouvelle étape des 15 années passées sous la gouvernance Bouteflika. Certains avaient craint (et beaucoup d'autres l'avaient espéré) que la défaite électorale de Benflis allait être le point de départ d'une contestation massive du pouvoir par la rue. Une contestation pacifique et permanente qui finirait par être brutalement réprimée par la force publique. Une répression qui alimenterait d'autres contestations de moins en moins pacifiques jusqu'à l'intervention de l'armée pour instaurer une période de transition qui aboutira à «la deuxième République» que tant de partis et de personnalités appellent de leurs vœux. Ces personnes avaient beaucoup misé sur le courage politique du candidat Ali Benflis qui leur avait juré qu'il ne se tairait pas en cas de fraude et qu'il appellerait le peuple à «défendre son vote» et «refuser le vol ou le détournement de ses voix». Au lieu de cela, la voix de Benflis s'est tue ou il ne parle plus que de création d'un nouveau parti. Envolée la révolution pacifique massive qu'il promettait au peuple algérien. Benflis a participé très fort à pérenniser le système qu'il déclarait pourtant vouloir abattre. Le changement pacifique ne sera pas pour demain. Ni pour après demain. Il viendra petit à petit, une fois les fruits de la contestation du 4e mandat devenus mûrs et que la jeunesse prendra directement son avenir en main et exigera un changement radical du système de gouvernance du pays. Cela prendra du temps, mais surviendra certainement. Pour le moment, les choses continueront comme avant, avec certainement quelques petits changements significatifs qui tenteront de concrétiser une partie des promesses électorales faites au nom de Bouteflika : service militaire ramené à une année, déjà décidé mais non encore appliqué ; renforcement des investissements dans les secteurs sociaux ; création de nouvelles wilayas ; réforme de la Constitution, avec peut-être l'officialisation de la langue amazighe, etc. Serait-ce suffisant pour garantir la pérennité du système ? Certainement pas.