Le bras de fer entre le gouvernement égyptien et la corporation des magistrats regroupés au sein du Club des juges, qui rejettent notamment le récent projet de loi sur l'autorité judiciaire, continue de rythmer la vie politique au pays de Hosni Moubarak, 78 ans, au pouvoir depuis l'assassinat du président Anouar Sadate en 1981 et réélu pour un cinquième mandat jusqu'en 2011. Le système judiciaire égyptien s'articule autour de trois pôles : le ministère de la Justice, le Haut Conseil de la magistrature et le Club des juges. Selon la version officielle, le nouveau texte tente de rééquilibrer les prérogatives en termes de fonctionnement judiciaire et de gestion de la carrière des magistrats et assurer plus d'indépendance à ces derniers. « Mais, en fait, autant l'ancien texte que le nouveau renforce l'ingérence du ministère de la Justice dans les moindres fonctionnements du système judiciaire, marginalise le Club des juges, élargi la pratique de procuration des magistrats pour d'autres fonctions et confirme à la chancellerie ses larges prérogatives en matière de salaires comme sorte de chantage financier », résume calmement Hicham Bastawissi, 55 ans, vice-président de la Cour de cassation, une des figures de la révolte des juges à l'instar de son collègue Mahmoud Mekki qui n'ont pas hésité à dénoncer les abus et les violences de la part l'administration et de la police à l'encontre notamment de 220 juges, chargés de surveiller le référendum constitutionnel du 25 mai 2005, l'élection présidentielle de septembre et le scrutin législatif de novembre-décembre de la même année. « Le pouvoir a toujours refusé de garantir l'indépendance de la justice surtout dans son rôle dans la surveillance des élections. Le pouvoir veut tricher mais avec notre couverture morale », poursuit le magistrat rejoignant le commentaire du journaliste Ayman Assayyad qui évoque, quant à lui, une « chirurgie esthétique politique » au profit du système Moubarak. Dans son rapport sur les élections législatives de la fin 2005, le très officiel Conseil national des droits de l'homme a souligné que « les juges chargés de la surveillance de l'opération de vote ont subi maintes menaces et attaques physiques sans que les auteurs en soient inquiétés » et que « les irrégularités mentionnées par les juges lors du dépouillement n'ont pas fait réagir les hautes autorités judiciaires ». Le même rapport regrette également que l'examen des recours auprès de la Cour de cassation ait été laissé lettre morte sur décision du madjliss achaâb, la chambre basse du Parlement. Le Club des juges, qui représente des milliers de juges en Egypte, a refusé de reconnaître les résultats dans un certain nombre de bureaux de vote, après les trucages signalés par plus de 100 juges lors des législatives. « Nous avons déposé des rapports pour dénoncer les abus durant ces élections, mais au lieu de voir s'ouvrir une enquête, nous nous sommes retrouvés face au conseil de discipline de la Haute cour (Dar al qadaâ al ali), dont les décisions sont sans appel », dit le juge Bastawissi. L'ONG Amnesty International avait alors alerté que certains membres du conseil disciplinaire avaient publiquement condamné les déclarations de ces deux juges, ce qui accroît le risque d'iniquité de l'audience. Trois jours avant la première comparution des deux juges, la police a chargé les manifestants tenant un sit-in devant le Club des juges. Le président du tribunal du district nord du Caire, Mahmoud Hamza, a été frappé par des policiers alors qu'il prenait des photos du sit-in avec son téléphone portable. Le magistrat a été transporté à l'hôpital avec une double fracture à la colonne vertébrale et son agresseur n'a pas été sanctionné. Et lorsque, le 27 avril 2006, Bastawissi et Mekki ont comparu devant le conseil de discipline, le centre-ville du Caire, les sièges du conseil de discipline, celui du Club des juges et du syndicat des journalistes ont été assiégés par un important dispositif policier d'El amn al markazi, la Sûreté centrale, afin de prévenir contre toute manifestation de solidarité avec les deux magistrats. « Répression disproportionnée » La séance de comparution des deux magistrats a été renvoyée au 11 mai et le sit-in observé par des citoyens et des représentants de la société civile a été violemment réprimé, poussant les Etats-Unis et l'Union européenne à dénoncer une « répression disproportionnée ». En vertu de l'état d'urgence qui dure depuis l'assassinat de Sadate en 1981, les manifestations publiques sont interdites. « Mais depuis les manifestations du mouvement Kifaya depuis 2003, le mur de la peur est tombé », assure un médecin proche du mouvement Kifaya (Assez ! large front des partis et des mouvements contestataires). « La police a procédé à 500 arrestations à l'encontre des manifestants venus de l'ensemble du territoire. Les gens ont vu des juges se faire tabasser et ont compris que notre cause était aussi la leur. Sur les 11 000 juges en Egypte, 8000 sont acquis à la cause. Nous sommes majoritaires et déterminés », indique Bastawissi. Devant le conseil de discipline, Bastawissi s'en est sorti avec un blâme et Mekki a été disculpé. Les deux magistrats ont repris leurs fonctions sans pour autant cesser leur combat. « N'était le soutien populaire, nous aurions été démis de nos fonctions », dit-il avant de rappeler que les juges maintiennent leurs positions : « Nous exigeons un contrôle total sur les élections et une indépendance totale de la justice. » Au niveau réglementaire également, le Haut conseil de la magistrature a décidé dans la foulée la levée de l'immunité judiciaire de sept magistrats qui ont dénoncé « la complicité de certains juges dans le trucage des élections », Mohammed Al Khidhiri, Ahmed Mekki, Yahya Galal, Ahmed Saber, Hicham Ginina, Issam Abdelgabbar, Naggi Derbala, et Hossam Al Ghiryani, pour avoir « attenté à l'honneur de leurs collègues ». Le Haut conseil a décidé de transférer leurs dossiers devant le parquet de la Sûreté de l'Etat, mais d'autres juges ont protesté et les sept magistrats ont été déférés devant un juge d'instruction. Attendu depuis 1986, date du premier congrès de la justice tenu au Caire, le nouveau texte de loi sur la réglementation judiciaire, objet principal de la contestation, a été présenté devant les deux chambres du Parlement, « sans consultation de la corporation », précise Bastawissi. Pour le Parti national démocratique (PND, le parti au pouvoir), « le débat autour de ce texte de loi est un signe de bonne santé de la démocratie en Egypte ». Manière de dire que le texte va passer, malgré la mobilisation des robes noires. Mais les magistrats égyptiens ne démordent pas pour autant. Leur mouvement initié en 2001, depuis le renouvellement du conseil d'administration du Club des juges au profit de l'aile réformatrice, a remporté, selon Houssam Bahgat, jeune responsable de l'ONG Initiative égyptienne pour les droits de la personne, un large soutien populaire. « Le mouvement protestataire Ataghyir (le changement) né en 2002 n'avait pas de réelle légitimité populaire, mais l'intrusion des juges dans la contestation a changé la donne en faveur d'une véritable et respectable légitimité. Les gens ont vu que les juges refusaient de couvrir de leur légitimité les fraudes électorales », explique Houssam Bahgat. Et la solidarité s'est élargie. Des intellectuels et des artistes, dont le réalisateur Youssef Chahine, ont également manifesté publiquement leur solidarité avec le combat des juges. Le dimanche 25 juin dernier, des députés des Frères musulmans (non reconnus mais « tolérés »), du parti Wafd et du Atagamoû ont quitté la séance du débat parlementaire autour de la loi sur l'autorité judiciaire pour dénoncer les déclarations du président de la Chambre basse, Fathi Sourrour, qui accusa les Frères « d'empoisonner les idées des juges ». « Lors des sit-in en faveur du combat des juges, fin mai et début juin 2006, nos militants ont été les plus présents. Ils ont subi de plein fouet une répression féroce : deux de nos militants, Mohamed Al Charqaoui et Karim Al Chaêr ont subi le 25 mai suite à l'un des sit-in de graves sévices au commissariats, de Qasr Ennil (centre du Caire) », rappelle George Iskaq, un des principaux animateurs du mouvement Kifaya. Charqaoui avait alors indiqué avoir subi des sévices sexuels au sein du Commissariat, et des organisations égyptiennes de défense des droits de l'homme ont porté plainte auprès du procureur général. Human Rights Watch (HRW) a réclamé l'ouverture d'une enquête. L'arme de l'état d'urgence George Ishaq tient à souligner que le mécanisme de l'état d'urgence a été employé au maximum à l'encontre des derniers mouvements de protestation. « Le pouvoir justifie l'application de l'état d'urgence - qui vient d'être prorogé pour encore deux ans - pour lutter contre la criminalité et le terrorisme, mais voilà que ce dispositif est systématiquement dirigé contre l'opposition, quelle qu'elle soit », ajoute-t-il. Le gouvernement a justifié cette prorogation par les derniers attentats du Sinaï et les incidents intra-communautaires entre coptes chrétiens et musulmans. Le 15 avril, des affrontements entre coptes et musulmans avaient fait un mort et plus de vingt blessés à Alexandrie. Ils s'étaient produits lors des funérailles d'un copte, poignardé la veille dans l'une des attaques visant trois églises. « La prorogation de l'état d'urgence a été votée une semaine seulement avant la répression des sit-in de solidarité avec les juges », souligne Imad Farid, responsable du centre d'information du parti d'opposition Hizb al ghad (le parti de demain) présidé par Ayman Nour, 42 ans, avocat, arrivé derrière Moubarak à la présidentielle de septembre 2005 et qui avait été condamné en décembre 2005 à cinq ans de prison pour « falsification des documents nécessaires à l'agrément » de son parti Al Ghad (libéral). Nour est interdit de jouir de ses droits politiques durant dix ans. Les Etats-Unis, alliés stratégiques de l'Egypte, lui garantissant une aide annuelle de 2 à 3 milliards de dollars, ont qualifié le maintien en détention de Nour « d'erreur judiciaire ». Le ministre égyptien des Affaires étrangères avait dénoncé le commentaire américain comme une « violation des décisions et de l'indépendance du système judiciaire égyptien ». Entre 8000 et 15 000 détenus politiques croupissent dans les prisons égyptiennes, selon des estimations d'ONG. « Il est vrai que la répression prend des allures extrêmes et cette violence peut s'expliquer par la volonté de briser toute contestation contre atawrith (succession familiale : allusion à la possibilité que Moubarak fasse de son fils Gamal, 42 ans, le prochain Président). Et atawrith ne passera pas », estime Bastawissi. Selon lui, « plusieurs pays arabes ont demandé à l'Egypte de réprimer le mouvement des juges avec célérité, afin d'éviter tout risque de propagation. De notre côté, nous avons décidé de créer une union des magistrats arabes ». « Nous attendons que le pouvoir étudie la proposition de loi élaborée au début des années 1990 par le Club des juges », insiste Bastawissi. « Nous tenons fermement à nos droits et nous activons sur plusieurs volets », ajoute le magistrat qui a lancé l'idée de mettre sur pied, en collaboration avec le syndicat des journalistes, des séances de paroles publiques afin que les détenus libérés ayant subi des sévices puissent s'exprimer. « Il ne s'agit pas de tribunaux, mais c'est au profit des victimes. Il faut éviter qu'ils se sentent seuls et enfermés dans leurs traumatismes. Car le renfermement créé la frustration, l'impuissance face à l'impunité mais aussi la violence. Le but est qu'ils se disent qu'ils sont des centaines dans leurs cas, qu'ils sont entourés de beaucoup de gens et qu'ils soient fiers de leurs combats et de leurs sacrifices », explique Bastawissi.