Debout. Un Leica dans ses mains. Il regarde. Il attend. Il observe. Les sens en alerte. Il attend encore. Il scrute. Ses doigts manipulent nerveusement le Leica qu'il tient précieusement dans ses mains. Il fait un pas en arrière. Un autre en avant. Lentement. Il essaye plusieurs cadrages. Voilà que son œil repère une scène. Il la guette. Il la suit de ses yeux vifs. Il «tourne autour». Ses pas sont toujours lents. On aurait dit qu'il exécute la danse de la lente déambulation sur place. Il patiente toujours. Puis, lorsque par un pur hasard surgit l'inattendu, et que cet élément extérieur vient contraster le premier plan, il se saisit de ce «moment décisif» et appuie sur le bouton de son appareil. C'est ainsi que Cartier-Bresson (1908-2004), photographe français, surnommé «l'œil du siècle», procédait pour immortaliser les scènes de la vie quotidienne qui se déployaient devant ses yeux ainsi que les grands événements historiques qui ont marqué le XXe siècle. Pendant des années, cet artiste émérite a été considéré comme le photographe de «l'instant décisif», notion qui renvoie au moment où le photographe presse le bouton de son Leica et réalise son «tir photographique». Mais peut-on réduire l'œuvre photographique de Henri Cartier-Bresson à cette notion ? Est-elle la principale clé de lecture ? Cette notion est importante car, selon Clément Chéroux, conservateur au Cabinet de la photographie et commissaire de l'exposition consacrée à Henri Cartier-Bresson par le Centre Pompidou, «elle a permis à un moment donné de mettre des mots sur une pratique». Puis, il ajoute : «Elle est nécessaire, mais pas suffisante». Organisé selon une perspective chronologique, l'hommage rendu à Cartier- Bresson, dix années après sa disparition, retrace son itinéraire artistique sur une période de cinquante années. Il vise à «renouveler la connaissance de l'œuvre» et à l'appréhender dans sa richesse, sa diversité et sa complexité. Ainsi, tout au long de la manifestation qui réunit plus de trois cent cinquante tirages, des films, des archives, des documents, de section en section, le regard se laisse glisser sur la surface lisse des photos de celui qui fut un «témoin précieux de son temps» et l'«inventeur d'une photographie réelle». Cette exposition qui met en lumière les aspects les moins connus de l'œuvre de Henri Cartier-Bresson est structurée selon quatre grandes périodes. La première s'étend de 1920 à 1935. Elle correspond à l'initiation de Cartier- Bresson à la peinture dans l'atelier du peintre cubiste André Lhote (1885 -1962) où il apprend les rudiments de la composition. Cette période est également marquée par ses débuts dans le champ de la photographie. Grâce à un couple d'amis américains, Caresse et Harry Grosby, il découvre Eugène Alget, photographe français (1857-1927). A partir de là, Henri Cartier-Bresson photographie le vieux Paris, des hommes, des femmes dans leurs activités quotidiennes, les rues, les espaces clos... Il voyage en Afrique, au Mexique, en Europe du sud, en Espagne, en Italie. A ce stade de sa trajectoire, son approche photographique est essentiellement artistique. C'est dans Paris de l'entre-deux guerres qu'il fréquente les surréalistes. Les motifs représentatifs de ce mouvement marquent profondément son imaginaire : «les objets empaquetés, les corps déformés, les rêveurs aux yeux clos, le goût de la subversion, les rêves, l'ivresse, les hallucinations...». En 1933, le galeriste Julien Levy organise la première exposition de Cartier-Bresson à New York. Cet événement marque le début de sa reconnaissance en tant que photographe. La seconde période regroupe les années 1936-1946. Celle-ci se caractérise par son engagement politique. Il photographie pour la presse communiste («Regards»). Il arpente le monde et couvre des événements historiques qui ont marqué le XXe siècle. Les premiers congés payés en 1936 à la faveur du Front Populaire, le couronnement de George VI en mai 1937 à Londres sont des photographies représentatives de cette période. Entre 1935 et 1945, il se lance dans le cinéma et produit des films à vocation documentaire en s'inspirant des principes esthétiques et des idées politiques des Soviétiques. Il travaille comme assistant du cinéaste Jean Renoir et participe, en 1936, à la réalisation du film de propagande électoraliste, «La vie est à nous», sur commande du Parti communiste. Toujours dans un esprit militant, il s'engage auprès des Républicains et réalise des films documentaires sur la guerre d'Espagne (L'Espagne vivra, 1939). La troisième période (1947-1970) est marquée par la co-fondation de la coopérative Magnum Photos avec Robert Capa, George Rodger, David Seymour et l'orientation marquée vers le photojournalisme. Cartier- Bresson travaille à la commande, voyage à travers le monde, réalise des reportages photographiques. Les photos sont vendues à divers magazines, dont Life. Ses photographies ont une valeur documentaire. Les thèmes traités mettent en lumière l'esprit révolutionnaire du photographe qui endosse le rôle d'un «anthropologue visuel». En 1948, il réalise les derniers portraits de Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948) quelques heures seulement avant son assassinat. Il photographie la foule indienne lors des funérailles du Mahatma. Il nous fait découvrir la Russie à la mort de Staline, Pékin au moment où l'armée populaire de libération de Mao Zedong est sur le point de renverser le gouvernement de Tchang Kaï-chek, les événements de mai 1968... Dans les années soixante-dix, Henri Cartier-Bresson prend ses distances avec la coopérative Magnum Photos. Cette période se caractérise par le retour à sa passion d'enfant : la peinture et le dessin, «ces croquis instantanés» qu'il définissait comme «un art qui requiert un sens aigu de l'observation». Il passe de longues heures à dessiner d'après nature. Il fréquente les musées, réalise des croquis des œuvres de peintres célèbres tels que Goya, Van Gogh, ainsi que des autoportraits en se contemplant dans un miroir. Les photos de cette époque sont intimes et «contemplatives». Les photographies exposées au Centre Pompidou offrent au regard une valse de plaisirs visuels, émotionnels et sensuels qui nous touchent à la fois par leur estoc esthétique et militant. Outre la dimension artistique, ces photographies qui témoignent des grands soubresauts du XXe siècle revêtent une dimension essentiellement documentaire, politique et historique. En ce sens, elles révolutionnent le regard. Eveillent les consciences. Et réveillent en nous l'envie de s'immerger dans les annales de l'Histoire.