5h. Bab Jdid, aux abords de Serkadji. Mohamed Kadi, le père de Mohand, accompagné de sa fille, trépigne d'impatience. Il a hâte de retrouver son fils. Le verdict est tombé tôt hier matin au tribunal de Sidi M'hamed : six mois de prison avec sursis. Mohand Kadi et son ami tunisien, Moez Benncir, auront passé 33 jours en détention à Serkadji. Des militants du RAJ conduits par Abdelouaheb Fersaoui, président de l'association, ainsi que des membres du Collectif pour la libération de Mohand et Moez, dont Nacera Saïdi et Hakim Addad, sont là également. Ils attendent tous que la silhouette de Mohand et Moez franchisse enfin le portail de la liberté. Les bruits courent qu'ils ne seront pas relâchés avant 17h. A la surprise générale, et alors que le groupe s'était installé dans un café populaire rue Sidi Driss Hamidouche, dans la Haute-Casbah, Mohand fait son apparition d'une façon tout à fait impromptue. Un moment d'une rare intensité ! L'émotion est à son paroxysme. Mohand paraît frêle dans son t-shirt bleu. Il a maigri, comparé à sa bouille sur les photos, et n'a plus la barbichette qui orne ses portraits. Mais quel beau sourire que celui qui se dessine sur son visage solaire. Et quelle force de caractère ! Exactement comme son père, un homme d'un courage et d'une dignité exceptionnels. Mohand échange, à tour de bras, embrassades et accolades. Il savoure à pleins poumons ces instants de grâce. Il est assailli de partout. Son téléphone n'arrête pas de sonner. Il distribue généreusement sourires et saluts. Il a gardé intact son humour, comme sur cette pose-photo où il lâche : «Ne faites pas attention à la coiffure !» Son père retient stoïquement son émotion, même si le regard à un moment embué laisse échapper un peu de sa douleur affective. Dieu qu'ils ont été longs ces jours de fer, d'autant plus longs que rien, absolument rien, ne les justifiait. «Si tu entres en prison pour le nif, tu supportes. Mais si tu y vas alors que tu es innocent, ça fait mal», confie Mohand. «Je n'ai rien fait», martèle-t-il. «J'étais dans un café, je me suis levé pour aller acheter des cigarettes et je me suis retrouvé embarqué par la police. Au commissariat, on s'est retrouvé à subir un interrogatoire sur une prétendue histoire d'espionnage», poursuit-il. Notre héros a forcément une pensée pour celles et ceux qui l'ont soutenu. «Je tiens à remercier tous les avocats qui m'ont défendu. Je remercie aussi mes amis du RAJ qui ont fait vibrer l'opinion ainsi que le Collectif qui s'est mobilisé pour moi», appuie-t-il. Et de conclure par un mot qui dit tout : «J'ai vécu cette période comme un prisonnier tout simplement.» Oui, ce mot «el mahbouss» résume, en effet, toute la souffrance muette qui fut la sienne. Après l'annonce du verdict, le sentiment général dans la salle d'audience était mitigé. Mélange de soulagement et de colère sourde dans la mesure où cela reste tout de même une condamnation. Pour un délit imaginaire. A moins que ce ne fût le «délit de citoyenneté»… Maître Noureddine Benissad, l'un des membres du collectif d'avocats qui a brillamment plaidé la cause de Mohand et Moez lors du procès du 11 mai, déclare : «Ils vont retrouver leur liberté, et chaque fois qu'un Algérien retrouve la liberté, retrouve sa famille, on ne peut que s'en réjouir.» Me Benissad ne manque pas de rappeler que «les poursuites qui ont été engagées contre eux sont totalement infondées». Mohand Kadi et Moez Benncir ont été arrêtés, rappelle-t-on, le 16 avril dernier, et poursuivis pour «attroupement non armé» alors qu'ils se trouvaient dans un café à proximité de la place Audin au moment où une manifestation de Barakat était réprimée par la police. Me Benissad souligne que même à supposer que les deux jeunes avaient pris part à cette manifestation, «le droit de manifester est un droit constitutionnel opposable à tous». Me Benissad précisera que le collectif de défense de Mohand et Moez devait se concerter avec les parties concernées avant de décider de faire appel du jugement. «Je serai l'ombre de mon fils» Le père de Mohand, lui, ne cache pas sa déception : «Je suis très très déçu par ce verdict. Ce n'est pas une prestation digne d'un organisme judiciaire. Si mon fils avait été inculpé pour quelque chose qu'il a fait, j'aurais admis qu'il en paye le prix. Mais là…On enfonce un clou et on l'enlève quand on veut.» «Prendre quelqu'un comme ça et briser son avenir alors qu'il n'a que 23 ans, c'est déplorable. Je débourse 18 000 DA mensuellement pour payer les études de mon fils, et là, il risque de perdre son année. La juge n'a même pas tenu compte du fait que c'est une période d'examens. Jouer avec l'avenir de nos enfants de cette manière n'est pas honorable. Il vient de passer 33 jours en prison, pourquoi ? » s'indigne-t-il. A noter que Mohand est étudiant en commerce international à l'Insim de Béjaïa. M. Kadi estime, toutefois, que son fils sortira de cette épreuve «aguerri». Et d'asséner : «Ils viennent de former le plus jeune opposant du pays.» Mohamed Kadi ne tarit pas d'éloges et de marques de reconnaissance à l'endroit des militants du RAJ et du Collectif sans qui cette libération, même «tronquée», aurait sans doute été ajournée. Pour ce qui est des suites à donner à cette affaire, M. Kadi dira sur une note émouvante : «Désormais, je serai l'ombre de mon fils. C'est à lui maintenant de prendre cette affaire en main.» Pour sa part, Abdelouaheb Fersaoui considère que «six mois avec sursis, c'est trop !» «Malheureusement, on constate que la justice est instrumentalisée pour étouffer les contestations et harceler les citoyens, notamment les militants» déplore-t-il. Le président du RAJ met l'accent sur l'importance de la mobilisation citoyenne chaque fois qu'il y a atteinte aux libertés. «Je tiens à saluer la mobilisation des militants, des partis, des personnalités et des simples citoyens, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays. Nous avons vu une belle dynamique maghrébine se mettre à l'œuvre», dit-il, avant d'ajouter : «Cette affaire démontre que nul n'est à l'abri. La solidarité est indispensable. Leur libération est notre libération. Soyons mobilisés pour faire face aux intimidations et au harcèlement judiciaire à l'encontre des citoyens et des militants.» Fait important à relever : Moez Benncir n'a pas été libéré en même temps que Mohand. Des membres du Collectif qui se sont enquis de sa situation auprès du poste de police de la prison de Serkadji se sont vu rétorquer que son cas obéissait à une procédure particulière, attendu qu'il s'agit d'un citoyen étranger. Ce qui est certain, c'est qu'il a quitté Serkadji. Le Collectif pour la libération de Mohand et Moez a, pour finir, rendu public un communiqué, à l'issue du verdict, dans lequel on peut lire : «Le Collectif considère que cette décision condamne deux innocents arrêtés et jugés arbitrairement tel que le collectif d'avocats l'a brillamment démontré lors du procès du 11 mai 2014.» Le Collectif appelle «à poursuivre la mobilisation pour leur libération inconditionnelle et la cessation de toute poursuite à leur encontre». «Cet épisode politico-judiciaire vient rappeler que la bataille pour une justice indépendante, loin des considérations politiques du moment, est encore à mener et ne peut s'arrêter à cette demie victoire», conclut le communiqué.