«L'immigration et la sécurité: ces deux dossiers sont malheureusement encore traités conjointement par les autorités politiques françaises». Spécialiste du monde arabe et musulman, Anne Giudicelli a été chargée de mission au ministère des Affaires étrangères pendant neuf ans sur les questions de la région, à Paris, comme à l'étranger. Après les attentats du 11 septembre 2001, elle y a assuré le suivi et l'analyse des dossiers relatifs au terrorisme et à l'islamisme dans les pays du Moyen-Orient et du Maghreb jusqu'à l'été 2004, avant de créer sa structure de conseil, Terrorisc. Elle a séjourné dans la plupart des pays arabes (où elle a appris la langue) et notamment dans le Maghreb et la péninsule du Golfe, comme reporter puis comme représentante de l'Etat. Elle était auparavant journaliste d'investigation dans la presse française, et a, notamment, écrit un ouvrage/récit consacré aux phénomènes de violence dans les banlieues françaises: «La Caillera», éd. Jacques Bertoin, 1991, dont elle a publié une version réactualisée en mai 2006 à la suite des émeutes de l'automne 2005 («La Caillera...Cette France qui a peur», éd. Jean-Claude Gawsewitch). Pour s'être pendant longtemps intéressée aux groupes armés algériens, elle passe aujourd'hui pour un des spécialistes les plus sérieux sur ces questions.Entretien avec une femme qui est toujours partie voir les violences modernes de très, très près. L'Expression: Après la relation déclarée entre le Gspc et Al Qaîda, quelles sont les craintes des responsables français de la sécurité intérieure? Anne Giudicelli: Avant de répondre précisément à votre question, je ferai un bref retour sur l'histoire de cette relation Gspc/Al Qaîda, ce qui permet de mieux comprendre les positions des responsables français en charge de la sécurité. Cette relation est le résultat d'un processus finalement assez laborieux, et dont l'aboutissement s'est tout récemment formalisé dans l'acte de décès du Gspc et la naissance de l'organisation «Al Qaîda dans le Maghreb islamique». En fait, dès 2003, le Gspc avait fait des appels du pied à l'organisation Al-Qaîda, en annonçant symboliquement le 11 septembre de cette année-là, qu'il s'inscrivait dorénavant dans l'international jihadisme et plus seulement dans un combat national limité à la seule Algérie. De nombreux Algériens, liés au Gspc, se sont rendus sur le front irakien, notamment dans les rangs de Abou Moussab Al-Zarqaoui, qui dirigeait alors le groupe «Al Qaîda dans le pays des deux Fleuves» (Irak) et contribué au développement de ces contacts. Au départ, Ayman Al-Zawahiri, l'idéologue de l'organisation Al-Qaîda et son numéro deux, s'est montré très réticent. Pour lui -et je paraphrase ici les échanges de messages dont rendaient compte alors les forums clandestins consacrés à cette idéologie- derrière chaque Algérien militant de la «cause» se cachait un agent du DRS...«Méfiez-vous des Algériens», disait-il alors. Ce principe de précaution a été finalement levé, comme l'atteste l'officialisation de la relation entre Al-Qaîda et l'ex Gspc - ce qui n'est pas forcément rassurant, car cela indiquerait que le groupe algérien aurait fait un certain «ménage» dans ses rangs pour gagner la confiance des cadres d'Al-Qaida. Ce qui veut dire aussi que le travail d'infiltration des services algériens de sécurité s'en trouve affecté...Ce qu'il faut retenir, ce n'est pas tant la volonté du Gspc d'inscrire son «combat» internationalement et les bénéfices qu'il voudrait en tirer, que l'intérêt d'Al Qaîda à intégrer le Gspc dans ses rangs. C'est ça qui est le plus important pour les responsables européens, et notamment français. En incorporant dans ses rangs le groupe algérien, Al Qaîda tente de mettre en oeuvre deux axes de sa stratégie: d'une part, se développer au Maghreb via une de ses branches officielles dont la mission est de fédérer sous sa bannière et avec l'aide des moyens de l'organisation, dans sa logique d'unification par la création de pôles régionaux; d'autre part, de mieux s'implanter sur le terrain européen, en s'appuyant sur les relais du Gspc dans plusieurs pays européens, l'Espagne, la Grande-Bretagne, l'Allemagne ou encore la France. Pour les Français, cette double stratégie représente un vrai problème: l'interaction entre les cellules au Maghreb et leurs relais en France, soutenue et intensifiée par les moyens d'une organisation internationale comme Al Qaîda n'augure rien de bon. A mon avis, tant que la France restera «intéressante» pour ces cellules en tant que base arrière logistique, elle ne sera pas ciblée; en revanche, si la pratique du «coup de pied dans la fourmilière», c'est-à-dire l'intervention policière -au plus tôt de groupes ou d'individu- et en amont d'un dossier solidement étayé de preuves, continue d'être encouragée en France, comme c'est déjà le cas, les cellules peuvent alors décider de réagir, quitte à se priver d'une base arrière sur laquelle elle ne pourraient désormais plus compter. Les attentats de Londres en juillet 2005 relevaient déjà de cette logique. Des notes intérieures de la DST et de l'Uclat présentent le Groupe salafiste comme une «menace sérieuse» pour la France. Ne pensez-vous pas qu'on exagère sciemment cette menace, à la veille d'échéances électorales majeures, pour mener les électeurs à voter pour le plus rigoureux en matière de sécurité, ou s'agit-il d'une stratégie de prévention afin de se préparer au pire? Depuis le 11 septembre 2001, aucun pays, y compris démocratique, n'échappe à la tentation d'instrumentaliser la lutte contre le terrorisme pour exercer son pouvoir que ce soit sur ses citoyens ou sur ses résidents étrangers. Les lois antiterroristes en Europe n'ont cessé d'évoluer depuis ces dernières années dans le sens d'une réduction des libertés individuelles, que les citoyens de ces pays ont, malgré tout, acceptée, au nom de la sécurité promise en contrepartie. Agiter le drapeau rouge de la menace terroriste, permet de conditionner une opinion à ce type de concession...et au candidat qu'elle choisira, lequel incarnera le mieux ce «deal». Cela a très bien fonctionné en 2002 au moment des élections présidentielles, avec la montée en puissance du Front national, fruit d'une stratégie habilement menée par la droite chiraquienne pour garantir sa victoire, qui avait centré sa campagne sur les problématiques sécuritaires en jouant sur la peur des Français avec la complicité bienveillante des médias. Je dirais qu'aujourd'hui, pour la campagne 2007, la problématique sécuritaire n'est plus l'apanage de la seule droite, mais aussi de la gauche, qui tente de se réapproprier la question, notamment parce qu'elle tire les leçons de 2002. La droite traditionnelle a tendance à surenchérir sur la sécurité pour mieux chasser sur les terres de l'extrême droite et ainsi l'affaiblir; la gauche socialiste s'efforce de montrer que cette question n'est plus «taboue» pour elle, quitte à transgresser certains de ces fondements historiques, pour s'inscrire en concurrence avec les candidats de la droite. Les médias français, enfin, sont beaucoup plus «frileux» qu'en 2002 concernant la couverture des questions de sécurité, et notamment terroristes, car ils ne veulent pas être de nouveau désignés comme un des facteurs de la montée en puissance des extrémismes de droite. La tendance actuelle dans les médias, y compris ceux dont la ligne éditoriale est plutôt à droite, est de minimiser la question sécuritaire, sauf quand la hiérarchie politique qui leur correspond décide de valoriser telle ou telle affaire. En revanche, je constate que l'instrumentalisation de la question sécuritaire est devenue beaucoup plus subtile qu'en 2002. Si vous parlez de ces notes internes provenant de services spécialisés, soumises donc à la règle de la classification, c'est bien qu'elles ont été rendues publiques. C'est ça la nouveauté 2007 par rapport à la campagne 2002: les responsables politiques ou les partis ne sont plus mis en première ligne, car les hommes et les couleurs idéologiques peuvent s'effacer derrière la neutralité et l'objectivité, a priori, accordées au travail des spécialistes des services. Comment? Grâce à des «fuites» organisées et contrôlées en direction de la presse. C'est un excellent parapluie antimanipulation et cela conditionne une opinion sans dégâts politiques collatéraux. Ceci dit, la menace représentée par l'idéologie jihadiste internationaliste reste sérieuse pour la France, même si notre pays n'est pas prioritaire dans la liste des cibles. Elle est d'autant plus sérieuse qu'il est très difficile pour les spécialistes du renseignement, face à une menace dont la caractéristique est de s'engouffrer dans les brèches des dispositifs mis en place contre elle, d'anticiper sur ses évolutions et ses novations. Comment et de quelle façon le Gspc peut-il hériter de la logistique militaire d'Al Qaîda pour devenir plus opérant dans le Maghreb? Cette nouvelle alliance signifie une mise en réseaux des moyens et des hommes, et une harmonisation des objectifs. La capacité militaire actuelle du Gspc ne semble pas encore avoir bénéficié de cette dynamique: les attentats récents revendiqués par le Gspc n'ont pas été réalisés avec l'aide d'armes plus élaborées que précédemment. Seuls les modes opératoires et les cibles témoignent de cette nouvelle donne. Sa capacité de renseignement a clairement gagné en sophistication, ce qui lui, a notamment, permis d'opérer sur des zones considérées comme sécurisées. La capacité en ressources humaines est, également, en hausse, comme l'atteste l'expansion de ses réseaux au Maroc et en Tunisie. Il est probable que les nouveaux moyens logistiques dont le Gspc pourra bénéficier proviendront des ouvertures de «marchés» créés par l'entrée de nouveaux relais, extérieurs à ses réseaux traditionnels, dans son capital militaire. Autrement dit, de la mise en commun de systèmes d'approvisionnement en armes et en technologie déjà existants dans la mouvance extrémiste internationale, que son nouveau statut de branche d'Al-Qaîda lui ouvre désormais. Le Gspc adopte des modus operandi et des stratégies «militaires» en même temps opérantes, circonscrites dans le temps et peu coûteuses. Jusqu'où cela peut-il être efficace? Ce que vous dites est vrai, mais il faut prendre en compte le travail de préparation en amont de ces opérations. J'entends, le travail de renseignement, le choix stratégique adapté à l'environnement de la cible et la préparation opérationnelle. Ces étapes ne sont pas, par définition, visibles. Elles impliquent la mobilisation de plusieurs membres et de moyens pendant un temps certain. Avec la contrainte de la clandestinité. Si plusieurs opérations nécessitant ces étapes, même si, opérationnellement parlant, elles restent relativement limitées en terme d'impact, sont menées de façon rapprochée, cela révèle déjà un niveau d'organisation significatif et des ressources importantes par rapport à l'investissement que chacune d'elles représente. La répétition d'actions, même à faible impact, a ceci d' «efficace» qu'elle révèle en creux l'incapacité des forces de sécurité à les prévenir. Cela tient du rapport de force. Ensuite, tout dépend de la cible. Au-delà des bilans humains ou matériels d'une opération, frapper un site sécurisé est plus porteur. De même, s'en prendre à une cible occidentale a plus d'impact. Le Gspc, bien que développant une stratégie autonome au double plan politique et idéologique, semble faire le jeu de Washington, qui prend pied là où la menace s'ébauche. Et justement, dans le cas du Gspc, les stratégies militaires américaines élaborées pour faire pièce au Gspc se dessinent là où la France avait établi une longue tradition faite d'amitié et d'influence. Le Gspc ne cache-t-il, en fait, pas une lutte d'influence franco-américaine sourde dans la triple région maghrébine, saharienne et sahélienne? La lutte d'influence met en oeuvre des intérêts et se joue d'abord sur le terrain économique. L'Algérie, et au-delà, l'Afrique, n'appartiennent plus au «précarré» économique français. Des groupes industriels de toutes nationalités s'y croisent, désormais. La France n'a pas besoin du Gspc pour s'en rendre compte, ni les Etats-Unis pour y jouer de leur influence et prendre leurs parts. De plus, la France et les Etats-Unis, s'ils peuvent s'opposer sur certains dossiers diplomatiques, ont toujours entretenu une excellente coopération dans le domaine de la lutte antiterroriste. Le Gspc n'est pas le GIA, qui a été instrumentalisé pour servir des objectifs au coeur de la relation franco-algérienne. Que les uns et les autres, Algériens, Français ou Américains soient ensuite tentés de s'en servir pour faire valoir des intérêts de pouvoir, revient à ce que je disais plus tôt: cela fait partie intégrante des politiques de lutte antiterroriste. Mais c'est un jeu dangereux. Après que le Gspc eut créé un «Maghreb du terrorisme» et proféré des menaces contre la France, quelles pourraient être les retombées du verrouillage sécuritaire français vis-à-vis de l'émigration, et comment se dessinent déjà les politiques sécuritaires des candidats à l'Elysée? Vous avez raison de lier dans votre question, immigration et sécurité: ces deux dossiers sont malheureusement encore traités conjointement par les autorités politiques françaises. Ce sont, du reste, les plus payants politiquement: il s'agit de dire aux Français que ce sont les «autres», les étrangers, qui sont porteurs des maux de notre société sociaux, économiques, et donc aussi, sécuritaires. Or, depuis les attentats de Londres, en juillet 2005, tous les gouvernements européens savent que la première menace extrémiste qui pèse sur leur société provient de cellules nées sur leur territoire et constituées de nationaux...Je ne crois pas que l'émergence de ce «Maghreb du terrorisme» comme vous dites, ait un impact sur les dispositifs actuels -déjà rigoureux- d'entrée sur le territoire concernant les ressortissants du Maghreb. La coopération en matière de lutte contre le terrorisme, déjà au coeur du dialogue entre la France et les gouvernements du Maghreb, va, quant à elle, s'en trouver plus encore légitimée et valorisée. Avec ce que cela implique de contrepartie dans l'échange de renseignement et le contrôle des «opposants». Ce qu'il faut, à mon avis, prévenir, ce sont les «effets secondaires» sur les Français d'origine maghrébine, en particulier ceux issus de la troisième génération, qui peuvent être assimilés à ces évolutions régionales et subir des contrecoups sociaux, professionnels, et policiers. Les candidats actuels, à part les représentants des extrêmes, tentent pour l'heure, de ménager la chèvre tout-sécuritaire et le choux antidiscrimination, histoire de ratisser au plus large y compris sur les plates-bandes des concurrents. Les électeurs devraient voter pour le moins mauvais des compromis. Mais pour les Français, la première des sécurités qui compte, c'est celle de l'emploi...