La ville de Ksar Chellala ressemblait, hier à notre arrivée sur les lieux, à une cité fantôme. Depuis l'entrée de la ville jusqu'à son extrémité il y régnait une atmosphère de terreur entremêlée de moiteur qu'exhalait un soleil de plomb. Difficile de progresser en voiture et il a fallu aux téméraires que nous sommes arpenter certains dédales pour parvenir à ce qui ressemble à un champ de bataille. D'un côté des centaines de policiers massés ici et là et de l'autre des manifestants surexcités, dont certains à notre approche venaient gentiment nous prier de partir, car il n'y a rien à dire pour l'heure. Des Allahou Akbar fusèrent, mais vite réprimés par une certaine fébrilité qui gagna les rangs des jeunes encagoulés et aux visages noircis par des teintures. Fronde aux mains, les manifestants ne juraient que par la reprise des hostilités dès que la dépouille du citoyen Dahmane Laâyhar, 44 ans, décédé la veille, mise sous terre. Un décès que certains imputent à son écrasement sous l'engin policier. Par contre « le communiqué officiel de la wilaya le lie à sa lapidation par ses pairs, car coincé qu'il était au moment où un torrent de pierres s'abattit sur les véhicules anti-émeutes ».On trouva heureusement des gens enclins au dialogue qui nous guidèrent jusqu'à certains édifices totalement incendiés, à l'image du siège de l'inspection des impôts à deux niveaux, celui de l'APC, un magasin au siège de la daïra et même du siège de la kasma FLN. Nos interlocuteurs comme pour bien passer le message expliquent qu'avant de mettre le feu au local du vieux parti « les manifestants avaient soustrait par respect à la souveraineté nationale le drapeau, un portrait de l'Emir Abdelkader et celui du président Bouteflika ». Un autre jeune au ton sarcastique nous ramène de l'intérieur d'un édifice totalement ravagé par le feu un extincteur dont la date de validité avait expiré. Un détail de plus pour dire que les gens de Ksar Chellala étaient animés de sentiments d'injustice et de hogra et par conséquent « leur vie ne valait rien devant le néant qui les entoure ». Au niveau du siège de la sûreté de daïra, devenu le QG pour les responsables de la sécurité, régnait une grande agitation. Tout le monde réclamait de l'eau et du pain ramenés d'ailleurs, car les boulangers de la ville n'avaient pas travaillé tout comme les commerçants. L'adjoint du chef de sûreté de wilaya, quelque peu excité, a voulu jouer au malin en nous priant de revenir le lendemain pour avoir toutes les informations voulues sur ce que d'aucuns appellent une tragédie. On apprendra de source sûre que pas moins de vingt policiers ont été sérieusement blessés. L'un d'eux a été évacué en urgence vers l'hôpital Djillali Bounaâma de la ville. Côté manifestants, mis à part le décès du citoyen Dahmane, tous les autres blessés (une vingtaine) ont regagné leur domicile. A la pression timide de la mi-journée succédèrent des craintes justifiées en fin d'après-midi, car la nouvelle de la reprise des hostilités dès la fin des funérailles avait fait le tour de la ville et sonné le glas des troupes, puisque d'autres renforts auraient été aperçus quittant le chef-lieu en dépit de ceux envoyés avant-hier depuis Relizane et Médéa. Entre-temps, des missions de bons offices viennent d'avoir lieu et une délégation composée de citoyens de Chellala, sans les élus, n'avait cessé de parlementer avec les officiers supérieurs de la police et de la gendarmerie. Le chef de sûreté de daïra, excédé, avait même lancé à l'un d'entre eux : « Qui représente-tu ? » sans nous dire en aparté que « les vrais notables de Ksar Chellala étaient toujours aux abonnés absents ». Un seul élu du peuple était présent et est resté aux nouvelles avec nous. Il s'agit du député indépendant Abdelkader Boutemra. Cautionne-t-on la démarche ou joue-t-on la prudence ? Nous avons quitté Ksar Chellala à 17h et dévalé pour les besoins du papier les 120 longs kilomètres qui paraissaient être une éternité. L'ambiance morose n'annonçait rien de bon, à moins que de part et d'autre on lâche du lest pour soulager tout le monde, dont beaucoup de personnes âgées excédées par la tournure qui commençait à donner des signes d'inquiétude en dépit du bémol fait de youyous de femmes au moment où la ville grondait.