De film en film, Tariq Teguia impose son univers propre. Il approfondit sa recherche à la fois en mûrissant ses héritages et en inventant son propre langage. A mes yeux, son dernier film Révolution Zendj fera date dans la cinématographie algérienne et, si je ne craignais de paraître emphatique, je dirais qu'il l'installe aux avant-postes de cette histoire. De prime abord, ce film frappe par la force de son rythme et la savante beauté de ses plans. Par le rythme, il nous entraîne dans un long périple à dimension épique où alternent séquences trépidantes et moments quasi statiques, où l'ampleur de l'espace supplée à l'immobilité du temps. On assiste à des déplacements de personnages emportés de façon irrépressible, dans des mouvements browniens qui les entraînent vers un objectif indéfini, voire absent. Et le dynamisme de ces séquences qui font avancer le récit, semble entravé par une résistance interne : une sorte de force centripète qui contrecarre l'élan des protagonistes sans pour autant les empêcher d'avancer. C'est ainsi qu'une histoire tente de se raconter, bégayant, établissant des connections entre histoires annexes, traversant des espaces plus ou moins désaffectés, anonymes ou décalés. Quand il s'agit de lieux urbains, ils sont composés à l'instar d'un décor de théâtre ou dessinés de façon stylisée et géométrique comme un tableau de Mondrian. Mais, dès que l'on se trouve dans la nature, la force expressive de celle-ci s'impose et la caméra balaie le panorama avec une précision quasi cartographique. Malgré ce contraste, tous les lieux paraissent irréels, sont angoissants de solitude et en butte à l'attente, l'inertie, l'inquiétude, l'interrogation. Un étouffoir à la manière de En attendant Godot, en plus tragique qu'absurde. Quant à l'histoire, elle se raconte davantage par cette rythmique spatiale et temporelle que par la mince intrigue qui conduit le personnage central de son point de départ (le M'Zab/Alger) à la scène de la faute originelle : les marais de Bassora, à quelques encâblures de la Palestine. La narration est portée par un souffle épique qui combat la pesanteur sociohistorique, rendant compte du même mouvement et de l'aspiration révolutionnaire latente et de son enlisement, annonçant avec une acuité prémonitoire les fourvoiements des «printemps arabes». Révolutions tâtonnantes, hésitantes dont on ne sait si elles sont avortées ou seulement en difficile gestation et susceptibles d'être sauvées. Mieux qu'une histoire explicite, mieux qu'un commentaire explicatif, cette dynamique interne du film illustre cette logique illogique qui préside à l'évolution du monde arabe. Avec, en arrière-fond, les révoltes contemporaines d'Espagne ou de Grèce et, en vis-à-vis, cet îlot de confort et de sécurité au cœur du chaos ambiant où de distingués émissaires de l'ordre mondial, eux-mêmes désorientés et décadents, télescopent leur discours sur leur «mission civilisatrice» et leurs calculs mercantiles. L'avantage d'une telle narration (que l'on pourrait dire allégorique par opposition à une filmique de type descriptif, réaliste), c'est sa capacité à embrasser un vaste espace et une longue période sans sombrer dans le folklore et les approximations. De surcroît, le sens n'étant pas figé dans une aventure particulière, cette sorte de narration offre des marges propices à de multiples interprétations, à la libre circulation des probabilités de sens. Elle traite le spectateur en acteur qui participe à la production du sens au lieu de lui asséner la vérité bien ficelée d'un réalisateur. A l'inverse d'un récit conventionnel, le film de Teguia nous embarque dans une aventure du sens qui mime les flux et reflux tumultueux d'un monde déboussolé. A travers des personnages marginaux ou en rupture de bans, à travers des bribes de dialogues, jamais aboutis, à travers les différentes langues et les divers accents qui s'échangent et se répondent pour une communication indécise ou inexistante, se construit l'itinéraire du personnage principal, symptomatiquement doté du nom mythique d'Ibn Battuta, explorateur impénitent et emblème d'une glorieuse mémoire arabe. Mais le périple de notre journaliste n'a rien de conquérant et se construit cahin-caha, en intégrant chemin faisant des éclats d'histoires, en enrôlant au passage d'autres quêteurs du sens, d'autres gardiens de la mémoire collective. Tout se passe comme si, petit à petit, les pièces disparates d'un puzzle s'emboîtaient pour dessiner la fresque d'un espace géoculturel habité par les mêmes démons, lesté par les mêmes pesanteurs… animé par les mêmes aspirations, bataillant contre la même adversité. Et le fil rouge qui ordonne cette organisation est le point de vue (discontinu, désabusé mais pugnace) du journaliste. Or, son investigation, détournée de la commande de sa rédaction, est appelée à s'interrompre au moment même où les fils de l'histoire essaient de se renouer et où perce un soupçon de réponse à un questionnement lui-même à peine esquissé. Notre héros (antihéros) revenu, à son corps défendant, sur le lieu du crime, retrouve Nahla, l'héroïne de la première narration de la désagrégation programmée de ce monde. Et la cantatrice du film de Beloufa des années 80 –qui a changé d'allure et retrouvé sa voix (voie)– est reconnue/reconnaît l'Algérien, permettant ainsi le passage de témoin du journaliste de Beloufa à celui de Teguia et la métamorphose de la cantatrice aphasique en militante déterminée. Une telle affiliation indique une direction de la circulation du sens, aussi bien dans l'espace de la fiction que dans l'espace réel auquel celle-ci renvoie. Par là, le réalisateur nous octroie une longue-vue pour corriger le regard myope, collé à l'immédiateté événementielle, que nous avons coutume de porter sur ce chaos. De plus, cette mise en perspective, qui remonte à la révolte des Zendj, au XIIe siècle, illustre à quel point toutes les oppressions se ressemblent, toutes les dominations se donnent la main. Dès lors, on peut en déduire que c'est peut-être pour «se donner du cœur au ventre» que notre Battuta moderne se lance sur les traces de ces noirs opprimés de la Bassora glorieuse. Mais ces traces ne résident ni dans des évocations incantatoires, ni dans de dérisoires pièces de monnaie exhumées ; elles sont vivantes au cœur des hommes. C'est, du moins, ce qu'insinue le guide noir qui conduit Battuta sur les marécages de Bassora, quand il se dévoile le visage pour attester de la permanence de sa cause. A quoi répond, en écho, la silhouette du noir qui accueille Nahla de retour à Athènes, un des ports d'ancrage de la diaspora palestinienne, comme pour souligner la solidarité des deux combats. Ce film, pétri de références cinématographiques, politiques, littéraires, picturales, est une belle réussite : une œuvre d'art à saluer pour sa prouesse technique –résultat d'un travail exigeant de quatre ans– qui ouvre à Tariq Teguia la cour des grands. Par sa quête sans concession d'une forme propre, Teguia rejoint la famille des artistes qui ont œuvré à faire entrer leur culture nationale dans le chœur de la modernité universelle. Entre autres, Kateb Yacine a fait exploser le cadre du roman classique occidental pour y insuffler un art de raconter ancestral ; Ould Abderrahmane Kaki et Abdelkader Alloula ont injecté dans la forme théâtrale importée d'Europe la dramaturgie propre à la halqa ; Guermaz et Khadda ont introduit l'abstraction dans la peinture algérienne jusque-là cantonnée dans une représentation mimétique du réel. Ce faisant, les uns et les autres ont retrouvé cette esthétique de l'abstraction, spécifique de l'anthropologie culturelle berbéro-arabe, à l'opposé du souci de mimésis qui a longtemps caractérisé les arts occidentaux. A son tour, Tariq Teguia a retrouvé la force du signe, du symbole, de l'allégorie pour exprimer sa vision du monde, rejoignant ainsi cette lignée d'artistes qui ont concilié l'héritage spirituel et esthétique du Maghreb avec des formes culturelles nées en Occident et devenues universelles.