Malgré une chaleur écrasante, Zankat edhabjia, littéralement la rue des bijoutiers et pour l'état civil la rue Kadid Salah, est pleine de monde. Le nombre de bijoutiers au mètre carré est effarant et ferait pâlir d'envie un bijoutier de la place Vendôme à Paris vu l'affluence des clients, mais qui ne font plus que… regarder les vitrines et repartir, penauds, à cause d'un pouvoir d'achat qui s'étiole chaque jour qui passe, malgré le poids des traditions qui imposent un cahier des charges très contraignant à tous les prétendants à la corde au cou. Plus loin, ce ne sont plus les dellalate qui vous proposent quelques broutilles en or, mais des dizaines d'hommes de tout âge avec des bras chargés de plusieurs bijoux. Inamovibles, ils sont là à longueur de journée, surtout après 16 heures, en l'absence de la houkouma, pratiquant un commerce informel au vu et au su de tous, un commerce qui a vu au cours des années écoulées se former une clientèle particulière, composée de revendeurs de bijoux familiaux ou volés, et d'acheteurs « allergiques » aux bijoutiers « classiques ». « Je suis là depuis plus de dix ans, nous dira un quinquagénaire, et je gagne confortablement ma vie, malgré le fait que depuis quelque temps les clients se font plus rares. Nous avons une clientèle particulière qui se moque du poinçon de l'Etat, car ils gagnent plusieurs milliers de dinars sur un article. Il y en a d'autres qui veulent des bijoux poinçonnés, et ceux-là aussi nous avons de quoi les satisfaire, car il suffit de demander. » L'origine de ces bijoux n'est un secret pour personne. Il y a d'abord ceux que les dellaline récupèrent chez des clients qui veulent revendre un bijou quelconque. Il y a aussi les bijoux volés qu'on revend plus cher que si on les fait passer à la casse, alors que la palme revient aux articles que les bijoutiers eux-mêmes écoulent sur la voie publique par le biais de ces dellaline, d'abord pour éviter les descentes des contrôleurs des finances, ensuite parce qu'ils ne peuvent pas harceler les éventuels clients à partir de leurs commerces, et enfin pour écouler les bijoux non poinçonnés. Tout cet embrouillamini a été créé dès les premières années de l'indépendance puisque l'Etat n'a jamais été en mesure de satisfaire la coquetterie féminine en ce qui concerne ce métal précieux. Le monopole de ce même Etat a ouvert une brèche qui n'a jamais cessé de s'agrandir, jusqu'à ce que l'Enor, entreprise national de traitement et extraction de l'or, soit obligée d'aligner ses prix sur ceux du marché parallèle qui fait et défait la bourse de l'or à sa guise, car ce ne sont pas les 700 kilos produits par an par l'Enor au gisement de Tirek qui vont satisfaire cette forte demande. Il suffit de faire un tour à travers les avenues et les ruelles de Constantine pour s'apercevoir que ce qui brille dans les vitrines dépasse de loin le poids avancé plus haut. Alors, d'où vient tout cet or ? Pour répondre à cette question, nous avons voulu la poser aux gens du métier, les bijoutiers en l'occurrence. Mais à notre grande surprise, et pendant des semaines, la quasi totalité avait baissé rideau. Renseignement pris, il s'est avéré que « la brigade d'Alger », comme l'appellent les bijoutiers, est à Constantine pour une tournée d'inspection, et à chaque fois la meilleure façon de contrer les contrôleurs venus effectivement de la capitale est de carrément « prendre des vacances ». « Nous avons tous des choses à nous reprocher, c'est pourquoi tout le monde préfère fermer boutique. L'Etat ne peut pas satisfaire nos demandes, donc nous nous rabattons sur la casse, avec tout le risque que cela implique en cas de vol, puis sur des bijoux en provenance essentiellement d'Italie et à un degré moindre de France, sans compter les lingots qui passent par la frontière tunisienne et libyenne, et de ce fait on est obligé de faire fi du poinçonnage officiel et de vendre nos produits avec le poinçon 750 », nous révélera un bijoutier de la rue du 19 Juin. Mais le mot est lâché : 750. La loi du « 750 » Ce fameux 750 est le poinçon qu'on rencontre très souvent sur nos bijoux, alors qu'il est le poinçon officiel de… l'Italie. Des quantités énormes, nous dira-t-on, proviennent de « la botte » pour pallier l'offre insignifiante de l'Etat. « Au début, on faisait un effort pour effacer le poinçon italien et apposer le nôtre. Puis avec le temps, on a fini par vendre nos articles avec le poinçon italien et nous passer du raisin et du verset El Koursi », nous dira encore notre interlocuteur. Pour les profanes en la matière, le poinçon algérien est composé d'un premier dit de marque représenté par une grappe de raisin, et d'un second dit contre-marque qui comprend le verset coranique El Koursi, et chaque bijoutier est obligé de faire poinçonner ses produits aux finances pour la coquette somme de 160 dinars le gramme. Et c'est là qu'entre en jeu un autre acteur et non des moindres : le faux poinçon. Car s'il est avéré que les bijoux provenant d'Italie et qui sont de 18 carats ou plus, sont interdits à la vente officielle, les bijoux avec de faux poinçons algériens commencent à inonder les vitrines constantinoises et même algériennes. « Des poinçons en carbure sont fabriqués en Italie et plusieurs bijoutiers sur la place de Constantine se sont substitués à l'Etat pour devenir poinçonneur avec des prix très attractifs tournant autour de 20 dinars le gramme au lieu des 160 officiels, c'est pourquoi vous trouverez une différence de prix énorme entre un bijou poinçonné officiellement et un autre qui l'a été dans une cave obscure », nous avouera un autre bijoutier installé à Sidi Mabrouk. Et personne, à part un bijoutier de métier ou un contrôleur des finances, ne pourra faire la différence entre les faux poinçons et les vrais. Il y a même eu à Oran (véritable plaque tournante du trafic d'or il y a quelques années pour être supplantée depuis par la région est), ajoutera notre source, un bijoutier qui a joué au poinçonneur pendant des années légalisant des bijoux pour 5 dinars le gramme. L'activité de notre bonhomme avait pris tellement d'ampleur dans la capitale de l'ouest qu'il a fallu que ce soit la sécurité militaire qui le cueille, car il était devenu un poisson trop gros pour les fonctionnaires des finances. Le même scénario risque de se répéter du côté de la ville des Ponts car plusieurs pontes font et défont le marché de l'or à leur guise et ce, en toute impunité. Et cela nous amène à relever le peu d'engouement des contrôleurs constantinois pour mettre le holà à une situation qui engendre des pertes énormes pour le Trésor chiffrées en centaines de milliards chaque année, une situation connue de tous et que personne ne semble vouloir ou pouvoir endiguer. Protectionnisme en… or « C'est vrai qu'il y a de la corruption de fonctionnaires qui arrivent à peine à boucler la moitié du mois. Mais il reste les agents honnêtes, et ils sont très nombreux, qui ne peuvent rien faire du fait de nombreuses entraves et de protection dont bénéficient ceux qui tiennent les rênes du marché informel, du faux poinçonnage et de l'importation illégale d'or en vrac ou en bijoux finis. Il y a même des bijoutiers assurés d'une impunité totale qui n'effacent plus le fameux 750, qui n'apposent pas de poinçon, même faux et qui remplissent leurs vitrines de produits importés frauduleusement », dira un cadre des impôts de Constantine. Une expérience a été tentée par un bijoutier algérois qui a acheté en toute légalité des machines d'Italie pour reproduire un certain genre de bijoux célèbres dans le monde entier, une sorte de filiale algérienne, une expérience qui a très vite tourné court du fait que ce même bijoutier a découvert des produits d'imitation avec de faux poinçons et à des prix défiant toute concurrence… honnête ! Et pourtant Alger est réputée être une ville à l'abri des grosses malversations aurifères qui caractérisent les villes de l'est. Malheureusement, la liste n'est pas encore exhaustive car des contrôleurs constantinois ont découvert il y a quelques mois des bijoux qui confirmaient que tout ce qui brille n'est pas or. En effet, après analyse d'un bracelet suspect, il s'est avéré que le produit en question, le bracelet, était composé de deux fines plaques d'or qui recouvraient une autre plus épaisse en… cuivre ! Ce faux-vrai bijou provenait de la ville de Batna où un bijoutier local s'est spécialisé dans la confection de bijoux au cœur de cuivre et de couverture d'or, à l'aide d'une machine spéciale. Cette pratique qui s'étend, selon notre source, de Batna vers Constantine, en passant par Biskra et Aïn Beida, n'est que l'arbre qui cache une immense forêt de trafic d'or et de bijoux, de faux poinçons et de faux… bijoutiers. Il reste que si la collusion entre la majorité des bijoutiers et quelques fonctionnaires des impôts n'est plus à prouver, une collusion bâtie d'abord sur des considérations régionalistes puis sur d'autres plus sonnantes et plus trébuchantes, des artisans honnêtes se demandent ce que l'Etat attend pour changer les poinçons « vu qu'actuellement à Constantine, et dans quelques mois, si rien n'est fait, chaque bijoutier aura ses propres poinçons, car plusieurs d'entre eux sont devenus immensément riches, non pas à cause du commerce des bijoux qui n'est plus ce qu'il était, mais grâce au poinçonnage illégal qui s'est révélé très juteux », selon les propos de notre interlocuteur de Sidi Mabrouk.Constantine a toujours été et restera encore la ville des bijoux, des vrais, ceux naissant dans des soupentes ou dans des caves mal aérées sous les doigts enchanteurs d'artisans voués corps et âme à leur métier et à leur génie créateur même si des pionniers en bijouterie, comme Belmenai ou Bouziane, éprouvent toutes les peines du monde pour demeurer dans le droit chemin risquant d'être emportés à tout moment par la fièvre de l'or qui s'est emparée des esprits mercantiles de beaucoup de trafiquants de tous bords.