Youcef Ould Dada, 47 ans, père d'une famille de cinq enfants, est incarcéré à la prison de Chaâbet Ennichène (Ghardaïa) depuis 9 mois. Ce Mozabite, diplômé en électronique, webmaster, est condamné à la prison ferme pour avoir porté «atteinte à l'intérêt national» en diffusant, sur internet, une vidéo montrant des policiers, en tenue, en train de commettre un vol. Le parquet près la cour de Ghardaïa a requis une peine de trois ans de prison, en deuxième instance. Le verdict est mis en délibéré pour le 1er septembre prochain. Des défenseurs des droits de l'homme s'insurgent, réclamant l'arrêt des poursuites et sa libération immédiate. Trois minutes et quarante-neuf secondes. La vidéo a eu le temps de faire le tour de la Toile avant d'être supprimée. Elle a même été reprise sur une chaîne de télé privée, après avoir été diffusée sur internet. Trois hommes en uniforme de police sortent d'une boutique les mains pleines. La scène, filmée du haut d'un balcon d'un siège d'association dans la commune d'El Guerrara, à 115 km au nord-est de Ghardaïa, semble être un flagrant délit de vol. Youcef Ould Dada la diffuse sur facebook et d'autres réseaux sur le Net en novembre 2013. Quelques jours plus tard, la police l'embarque et le présente au parquet. Il est auditionné par le juge d'instruction puis mis sous mandat de dépôt. Il est ensuite déféré devant le tribunal correctionnel de Ghardaïa et jugé sept mois plus tard, en juin 2014. La partie plaignante, la Direction générale de la Sûreté nationale (DGSN) le poursuit, en vertu de l'article 96 du code pénal, pour «atteinte à l'intérêt national». Elle appuie son accusation sur le fait que la vidéo en question serait un montage qui vise l'incrimination de son institution. Youcef Ould Dada est ainsi condamné à deux ans de prison ferme. Le procès en appel s'est déroulé lundi dernier à la cour de Ghardaïa : le parquet a requis trois ans de prison ferme. Résumée ainsi, l'affaire paraît déjà absurde. Revue en détail, elle frise le kafkaïen. Un procès abusif Trois éléments phare remettent en question les chefs d'inculpation retenus contre Youcef Ould Dada, la base juridique de la partie plaignante et la tenue du procès. Le premier élément est l'article sur lequel s'est basée l'accusation. L'article 96 du code pénal prévoit que «quiconque distribue, met en vente, expose au regard du public ou détient en vue de la distribution, de la vente ou de l'exposition, dans un but de propagande, des tracts, bulletins et papillons de nature à nuire à l'intérêt national, est puni d'un emprisonnement de six mois à trois ans et d'une amende de 3600 DA à 36 000 DA». Un article qui ne peut s'appliquer au cas de Youcef Ould Dada, selon ses avocats. «Cet article n'est pas compatible puisqu'il n'y est pas fait mention de diffusion de vidéo sur internet», explique Me Amine Sidhoum, membre du collectif des avocats de la défense. Mieux, l'avocat évoque un autre article du code pénal, le 181, censé au contraire protéger l'accusé : «Est puni d'un emprisonnement de un à cinq ans et d'une amende de 1000 à 10 000 DA, quiconque, ayant connaissance d'un crime déjà tenté ou consommé n'a pas aussitôt averti les autorités.» Pour Me Sidhoum, le procès en question est de ce fait inexplicable : «On invoque souvent des raisons d'Etat, mais que doit-on faire quand l'Etat perd sa raison ?» Mais l'affaire n'a pas encore livré toutes «ses incohérences». Allumer le feu à Ghardaïa Le second élément contesté par la défense est l'argument sur lequel la DGSN s'est appuyée pour poursuivre Youcef Ould Dada : «La vidéo serait une vidéo-montage.». «L'expertise de la vidéo a été faite par la police, qui est la partie plaignante, elle ne peut pas être recevable», note Me Benissad, président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme (LADDH). Mieux, la demande d'une contre-expertise indépendante, assurée par une autre institution ayant les moyens techniques, telle que la Gendarmerie nationale, a été refusée lors du procès. Raison pour laquelle les avocats de la défense, la LADDH et le FFS dénoncent «une atteinte à la liberté d'expression». «C'est un procès d'intimidation pour faire peur à tout internaute qui critiquerait les autorités algériennes», commente Moumène Khelil, secrétaire général de la LAADH. Selon l'un des avocats de la défense, le montage vidéo n'aurait même pas été démontré par l'expertise de la police. «Il y a eu deux expertises de la police sur cette vidéo qui se sont mêmes révélées contradictoires. L'une parle d'une vidéo surveillance piratée, l'autre d'une vidéo probablement prise par un caméscope et toutes deux ne parlent pas de montage mais d'ajouts qui ont été apportés à la vidéo pour masquer le lieu d'où la vidéo a été prise», explique encore Me Sidhoum. Autant d'éléments qui n'ont pas été pris en compte lors de ce procès qui a de quoi faire polémique, notamment au vu des événements qui secouent la ville de Ghardaïa ces derniers mois. Même Me Farouk Ksentini s'est dit «désagréablement surpris» par cette affaire. «Je vais suivre l'affaire de près et établir un rapport sur ce procès qui me paraît abusif et qui n'encourage pas l'apaisement à Ghardaïa», commente Farouk Ksentini, président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l'homme (CNCPPDH). «Il y va de l'indépendance et de la crédibilité de la justice algérienne. Je suis désagréablement surpris par cette affaire qui porte atteinte aux droits de la défense et à la présomption d'innocence», ajoute-t-il. «Cet homme est sous mandat de dépôt depuis des mois. Sur quelle base ?» s'offusque-t-il encore. Jointe hier par téléphone la DGSN n'a pas souhaité commenter cette affaire, invoquant une disposition du code pénal qui l'empêche de réagir publiquement, l'affaire étant saisie par la justice. Il n'y a donc aucun moyen de savoir si les trois policiers filmés en présumé flagrant délit de vol ont fait l'objet d'une enquête ou de poursuites. Ce qui devrait être «la vraie affaire», dans cette affaire !