La conférence euro-africaine sur la migration, tenue le 10 juillet à Rabat, consacre le traitement répressif, qui a été de mise jusque-là, de la question de migrations subsaharienne. Deux faits majeurs auguraient déjà de la consécration de cette conception. Trois semaines avant l'ouverture de la conférence et le jour même de la célébration de la Journée mondiale du réfugié (le 20 juin), 14 pays européens décidaient, en appui de l'Espagne, d'un déploiement militaire (naval et aérien) pour contrer les flux migratoires africains. Cette décision intervenait deux semaines après la conférence préparatoire de Dakar où le document (confidentiel) élaboré est surtout un inventaire de mesures répressives voulues « audacieuses », « rapides » et « tangibles » par ses auteurs. Après les inquiétudes suscitées par les indiscrétions qui ont filtré de ce document, la déclaration finale de Rabat s'est voulue plus équilibrée en vantant les mérites de la migration, en parlant autant de développement et en mettant en avant le nécessaire respect de la dignité des migrants. Mais en dehors de la seule décision pragmatique consistant à réduire le coût, aujourd'hui, prohibitif, des transferts de l'argent des émigrés, les autres mesures sont un simple catalogue de vœux pieux pour lesquels aucun financement spécifique n'est d'ailleurs prévu, la déclaration se contentant d'évoquer le « recensement » et l'« optimisation des fonds et des moyens institutionnels existants ». Le plan d'action est par contre plus disert sur les mesures drastiques dans « la lutte contre l'immigration irrégulière » : mise en place de systèmes « efficaces » de réadmission « dans l'ensemble des pays concernés », dotation en moyens pour identifier « la nationalité des immigrants en situation irrégulière », renforcement de « la capacité de contrôle des frontières nationales des pays de transit et de départ » et « renforcement de la coopération en matière judiciaire et policière ». En bref, toute la panoplie de mesures concrètes d'une politique de répression drastique, l'affaiblissement du continent africain et l'abcès de fixation algéro-marocain déblaient la voie large à une telle politique imposée par l'Europe à des « partenaires » réduits au rôle de supplétifs de la répression. Même absente à cette conférence, l'Algérie de l'accord de réadmission, signé dans le cadre de l'accord d'association avec l'UE à la coopération policière avec la France, est pleinement impliquée. Or une telle politique a largement démontré son impasse. Aussi est-il bon de rappeler quelques chiffres. En 10 ans depuis 1992, les plus basses estimations chiffrent à 4000 le nombre de noyés dans la traversée du détroit de Gibraltar. Ce qui représente déjà pratiquement une fois et demie le nombre de morts dans les attentats du World Trade Center et cela en ne tenant pas compte des morts bien plus nombreux et bien plus ignorés dans l'immensité du désert, comme on a pu le constater sur place. Or rien que dans les 4 premiers mois de cette année, il y a eu 1500 morts. Ce chiffre est aussi bien le minimum avancé par le Croissant-Rouge mauritanien, que les RG espagnols qui, comme on le sait, ne sont pas coutumiers de l'inflation de chiffres. Les ONG andalouses estiment leur nombre au double sur les 6 derniers mois. Mais même si on ne s'en tient qu'au premier chiffre, minimum et « consensuel », cela signifie qu'il y a 12 fois plus de morts et qu'à mesure que la frontière européenne est repoussée vers le Sud, sa dangerosité s'accroît : 25 morts par mètre de glissement vers le Sud. Pourtant, au-delà de la catastrophe humanitaire que cela représente, cette pression reste inefficace : le premier semestre de cette année n'était pas achevé que le nombre de migrants ayant accosté aux Canaries dépassait déjà le chiffre record de toute l'année 2002 considérée comme un pic. Au cours du seul mois de janvier de cette année, leur nombre dépasse celui de toute l'année précédente. En regardant ailleurs, on mesure mieux cet échec et son inévitabilité : comme dans un jeu de miroir, la frontière américanomexicaine a compté également en 10 ans, 4000 morts. Et si la répression des flux migratoires y est plus ancienne, plus sophistiquée et plus « aisée » qu'en Méditerranée, l'échec est égal : l'année dernière, comme les années qui l'ont précédée, la moisson de morts n'a pas décru. Elle en a fauché 400. Et cette année, le chiffre d'une quinzaine de morts par semaine est avancé. Ce qui signifierait 2 fois plus de morts. Pourquoi cette « fatalité » de la spirale de la répression et de la mort ? Rappelons cette fois-ci des dates. D'abord 1994, date symbole : elle est celle de l'entrée en vigueur de l'Alena, l'accord de libre-échange Mexique—Etats-Unis—Canada. Mais elle est, aussi, celle de l'érection du mur le long de toute la frontière entre le Mexique et les USA alors qu'un mur, provisoire et limité, séparant les deux villes jumelles de San Diego et Tijuana, a été érigé en 1989, l'année de la chute du mur de Berlin. 1998 est l'année du début d'érection du mur à Ceuta puis du « mur électronique » (le SIVE) au large des côtes. Elle est à mi-chemin entre la date de signature de l'accord de libre-association entre le Maroc et l'UE et celle de son entrée en vigueur. Ce que marquent symboliquement ces dates, c'est ce double mouvement, contradictoire, d'ouverture plus large de l'espace économique d'un côté et de barricadement de l'espace humain de l'autre. Et c'est là qu'est la contradiction qui noue le drame. Une contradiction intenable. Intenable parce qu'elle n'aboutit qu'à la seule réhabilitation d'une « logique de murs ». Une logique qui fait de ces deux frontières, parce qu'elles mettent en contact directement monde industriel et monde sous-développé, les deux seules régions au monde, en paix, et où se dressent des murs (le mur israélien veut se justifier précisément par un état de guerre), les deux seules régions au monde où les frontières sont militarisées alors qu'il n'y a ni conflit militaire ni revendication territoriale et enfin, les deux seules frontières militarisées du monde occidental. Une militarisation qui va crescendo à mesure de son inefficacité : 6000 militaires américains ont dû être appelés encore en renfort le 15 mai dernier pour renforcer un mur déjà extrêmement sophistiqué et militarisé alors que, dans la même semaine, l'Espagne envoyait de nouveaux patrouilleurs au large de la Mauritanie. Inutiles murs. Et dangereux. Et pas seulement pour les migrants. Car l'érection des murs signe toujours le début d'effondrement d'un système. Ils s'écroulent toujours et moins sous les assauts extérieurs que par effritement interne, car les murs étouffent d'abord ceux qu'ils sont censés protéger. Il y a moins de 20 ans, le rideau de fer l'avait pourtant bien illustré : courte mémoire ? L'instrumentation de la question migratoire pour le verrouillage du débat politique d'un côté et la précarisation du travail de l'autre procède de cet « effet de mur ». Murs dangereux également parce qu'ils minent le monde. L'auteur est Maître de conférences, université de Provence Enseignant-chercheur à I'Institut de recherche et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam)