-Vous êtes en Algérie dans le cadre d'une tournée maghrébine. Peut-on connaître l'objet de cette visite ? Cela fait six ans que je n'étais pas venu en Algérie et il m'a semblé important d'y revenir vu la centralité des relations franco-algériennes, car en France, il y a une grande méconnaissance de l'Algérie, alors que nous avons des millions de ressortissants français d'origine algérienne et que les flux humains et culturels entre les deux pays sont immenses. Aujourd'hui, le monde arabe, avec le bruit des guerres au Moyen-Orient, l'effondrement de la Libye, la transition tunisienne fragile au Maghreb, tout le monde est préoccupé, aussi bien au Maghreb qu'en Europe par le fait que de nombreux jeunes partent rejoindre les rangs de Daech et vont sans doute revenir. Donc tout cela fait qu'il y a un bouleversement majeur de la carte et des relations internationales. L'équilibre qui était mis en place par le grand découpage de l'empire ottoman après les accords Sykes-Picot et la Première Guerre mondiale est en train de voler en éclats. Un Etat kurde est en train de se créer, la Syrie est coupée en deux, l'Irak en trois, l'Iran est en train de faire un retour de façon plus compliquée dans le jeu moyen-oriental à la grande inquiétude des pays du Golfe. Les prix de l'énergie sont en train de bouger considérablement, une baisse tangentielle des prix du gaz, ce qui pose un problème pour l'avenir d'un pays comme le Qatar, mais qui est aussi un souci pour l'Algérie, en raison des importations américaines qui ont cessé suite à l'exploitation du gaz de schiste. Donc tout cela nous oblige à repenser en profondeur ce qui est en train de se jouer dans ce que l'on perçoit depuis l'Europe comme un partenariat méditerranéen, mais aussi un enjeu qui concerne directement les pays du Maghreb. Le Premier ministre, Manuel Valls, m'a confié une mission dont l'objectif est de faire un sorte d'état des lieux et en même temps de proposer des pistes de travail et de réflexion en partenariat avec nos amis algériens. Il est important de renouveler les relations, car on ne sait pas encore identifier nos partenaires de réflexion pour mieux comprendre les perceptions et les enjeux de cette tectonique des plaques. -A vous écouter, ce bouleversement viendrait de très loin, il ne serait pas seulement la conséquence directe des «printemps» qu'ont connus certains pays de la région... Je ne sais pas si c'est la conséquence ou bien est-ce le produit justement du changement. Nous sommes tous face à des défis complètement nouveaux qui exigent que nous réfléchissions ensemble, car nos sociétés sont profondément interpénétrées. Après les indépendances, les élites politiques ont raisonné comme si on pouvait tirer un trait sur l'histoire. Les interpénétrations culturelles sont immenses. Aux dernières législatives en France, nous avons eu sur 6000 candidats, 400 (8%) originaires de l'immigration, dont la majorité d'Algérie. Il y a ce mélange entre les sociétés du Nord et du Sud. C'est la réalité d'aujourd'hui qui fait partie du monde post-moderne et des sociétés post-coloniales. Je pense que l'on ne prend pas assez la mesure de cette réalité et je crois que les instruments du dialogue entre les intellectuels sont d'une extrême importance et que justement entre la France et l'Algérie où il y a autant de personnes d'origine algérienne, autant l'échange intellectuel et le débat d'idées restent insuffisants. Je souhaite que l'on améliore le niveau de ce débat avec les collègues algériens. -L'effondrement de la Libye est une sérieuse menace pour toute la région, le Maghreb, le Sahel et la Méditerranée. Comment se sortir de ce chaos ? J'ai vu des dictateurs, mais El Gueddafi était le pire de tous. Il a laissé son pays dans un état de délabrement extrême et la société libyenne a été lobotomisée par son régime à l'exception de quelques équilibres tribaux. Or, aujourd'hui, après l'effondrement du régime d'El Gueddafi, le nouveau système se recompose de la même manière. Evidemment, l'intervention militaire occidentale a été fondamentale pour détruire le système gueddafien, mais tout s'est fait sans aucun accompagnement politique. Le résultat est qu'après la chute d'El Gueddafi, on a eu un équilibre entre des zones tribales. Zentane d'un côté, qui a capturé Seïf El Islam qu'il refuse de remettre à Tripoli et garde comme une carte dans son jeu, et Mesrata de l'autre qui a pris la dépouille d'El Gueddafi. On a rapidement vu se dérouler plusieurs pôles de pouvoir. A l'Est, vous avez Benghazi contre Darna avec une nouvelle configuration. Zentane-Misrata traduit une opposition à l'intérieur des pays du Golfe. Avec les Emirats arabes unis qui soutiennent la coalition «anti-islamiste» à Zentane et le général Haftar en lien avec l'Egypte. Face à cela, vous avez un appui du Qatar à Misrata et aux Frères musulmans. Il se joue aussi une guerre par personnes interposées à laquelle se livrent des puissances rivales à l'intérieur du Conseil de coopération du Golfe (CCG) : une ligne de faille sunnite-sunnite qui oppose l'axe frériste avec le Qatar à l'appui du gouvernement turc et le Hamas, en face l'axe antifréristes dans lequel vous avez le triangle Emirats arabes unis-Arabie Saoudite-Egypte. Cela ressemble au Liban d'autrefois où la Syrie avait son parti, la France le sien, Israël, les Anglais et les Américains le leur. Mais au passage, le risque très grand pour l'Algérie et l'attaque de Tiguentourine en est la démonstration. -A cette situation menaçante, les Etats de la région comme les puissances occidentales n'arrivent toujours pas à élaborer une stratégie globale pour y faire face... Je pense qu'il n'est pas pertinent aujourd'hui de parler d'un côté des puissances occidentales et de l'autre des puissances non occidentales, puisque nous sommes dans une nouvelle configuration où les intérêts sont très mélangés et partagés. En France, la sensibilité maghrébine est un enjeu de politique intérieure, de même pour les pays du Maghreb qui sont très liés, par leurs économies, leurs flux commerciaux et intellectuels, à ce qui se passe en Europe. Ce clivage n'est pas encore pertinent aujourd'hui comme il aurait pu l'être autrefois. Nous sommes dans une phase post-coloniale, et plus dans des logiques d'affrontements qui ont suivi les indépendances. La déstabilisation de Libye est synonyme de déstabilisation de l'Afrique du Nord. -La solution en Libye passerait-elle nécessairement par l'option militaire ou existe-il d'autres moyens politiques pour y parvenir ? En Libye, il y a déjà eu une intervention, et on ne peut pas dire qu'elle ait donné des résultats extraordinaires. Certes, El Gueddafi a été éliminé, mais aujourd'hui c'est la question de la capacité à transformer une intervention militaire en changement politique qui est posée. L'intervention militaire américaine en Irak a été catastrophique avec comme résultat la fragmentation du pays en trois morceaux. Et la preuve que cela n'a pas marché c'est de nouveau la guerre en Irak. Si une intervention militaire en Libye donnait lieu à une dégradation plus grande de la situation et mettait le feu à l'ensemble du Maghreb, ce n'est pas une bonne option. Une intervention n'a de sens que si elle est suivie d'une transformation politique qui ne peut être réalisée sans la concertation des Etats de la région qui sont les premiers concernés. La Libye irait vers un chaos encore plus grand à la suite d'une intervention militaire mal pensée. Les premières victimes seraient la Tunisie, l'Algérie et le Sahel sans parler de l'Egypte. -Daech suscite beaucoup d'inquiétude, mais également énormément d'interrogations, qui est ce monstre qui fait régner la terreur en Irak et en Syrie ? Il existe une grande différence avec Al Qaîda qui est une organisation pyramidale avec un chef (Ben Laden) qui donnait des ordres, et des exécutants. Elle ne revendiquait pas directement comme ce fut le cas avec les attaques du 11 septembre 2001 ; et n'avait pas de territoire. Ce système est aujourd'hui obsolète et a perdu la main.Celui qui a théorisé le nouveau système Daech est un Syrien du nom de Abou Mosaâb El Soury. Un ancien lieutenant d'Al Qaîda qui aurait fait des études d'ingénieur à Nancy (France). En 2006, il publie un livre en ligne L'Appel à la résistance islamique mondiale — que j'ai traduit en 2008 dans un livre Terreur et martyre — dans lequel il explique qu'il faut substituer à ce système pyramidal un autre réticulaire et qu'il faut responsabiliser les éléments. Le cas Mehdi Nemouche est à ce titre édifiant. La stratégie consiste à endoctriner les djihadistes, un entraînement militaire et ensuite les renvoyer chez eux pour identifier des cibles de proximité qu sont les juifs et les musulmans apostats qui combattent sous l'uniforme des «koffar» et les grands rassemblements. Dans le but de faire en sorte que les populations européennes surréagissent contre les musulmans et pousser ces derniers à se regrouper derrière les radicaux. C'est un processus qui aboutira à la guerre civile en Europe. C'est exactement ce qui est écrit dans les textes d'El Soury. -Mais nous assistons à autre chose en Syrie et en Irak en ce moment ... Absolument. Ce n'était pas prévu par Abu Mosaâb El Soury. C'est à la fois un grand champ d'entraînement pour ses combattants, viendra ensuite la réexportation. Ils sont 3000 Tunisiens, un milliers de Français, pas mal de Marocains et on ne sait pas combien d'Algériens. Il doit y en avoir. Tout le monde est inquiet parce que justement et contrairement à Al Qaîda, Daech a parmi ses cibles principales de préparer militairement des individus qui seront ensuite réinjectés dans leur pays d'origine. -Ce désordre régional va-t-il conduire à un désordre mondial ? Nous sommes déjà dans un désordre mondial. Ce qui est en train de se jouer aujourd'hui est une transformation de l'ordre mondial tel qu'il a été créé après la Guerre de 1914. Ce sont les systèmes de stabilité du siècle qui s'est terminé avec le démantèlement de l'empire ottoman. La grande redistribution des cartes, qui a été faite à la fin des empires, est aujourd'hui remise en cause. Ce qui va se passer, je n'en sais rien. Personne ne pourra affirmer comment seront les frontières du Moyen-Orient dans cinq ans, y aura-t-il encore une Libye ? Y aura-t-il le même Conseil de coopération du Golfe qu'aujourd'hui? Ce sont des questions très importantes et qui concernent évidemment les deux rives de la Méditerranée.