Le sociologue Smaïn Laâcher, également directeur du Centre de recherche Constructions européennes, mobilités et frontières, porte un regard critique sur l'école et déconstruit les discours prémâchés des deux côtés de la Méditerranée. -Comment l'école prend-elle en compte les enfants d'immigrés ? Peut-on observer une évolution dans son approche (depuis les trente glorieuses) ? En France, l'école a toujours été cet espace perçu et désigné comme sacré, au sein duquel se construisent, se transmettent et se maintiennent à la fois la langue, le savoir, la culture et l'identité nationale. Il faut se tourner vers les appareils statistiques officiels pour avoir une idée nettement moins idéologique des parcours scolaires et de la réalité de l'échec et de la réussite scolaires des enfants d'immigrés. Des études relativement récentes du ministère de l'Education nationale portant sur la situation scolaire, en 2002, d'un panel de 16 701 élèves entrés en sixième en 1995, 27% des enfants d'immigrés avaient réussi à préparer un baccalauréat général, contre 40% d'élèves issus de familles non immigrées. Mais, et c'est l'apport principal de cette étude, si l'on regarde les performances et les ambitions scolaires à situation sociale et familiale comparable, les enfants d'immigrés sont plus nombreux que les enfants de parents français à préparer un tel examen. Prenons un exemple. Dans le cas d'une famille de deux enfants dont le père est un ouvrier qualifié et la mère inactive mais tous les deux pourvus d'un CAP, les élèves dont les parents sont Maghrébins ont 26% de chances d'entrer dans un lycée général contre 20,7% pour les enfants de parents français.Certes, les enfants d'immigrés ont plus de problèmes scolaires et quantitativement échouent plus que les autres, mais quand on y regarde de plus près, les choses apparaissent plus compliquées et plus nuancées. -Que penserait Abdelmalek Sayad de l'école française de ce début de XXIe siècle ? Nous venons de publier au Seuil, avec Benoît Falaize (historien de l'éducation) des textes inédits d'Abdelmalek Sayad sur l'école et les enfants de l'immigration. Sayad connaît bien l'institution scolaire. Et la place de celle-ci dans son travail prend sa source dans une grande proximité avec une institution qu'il connaît empiriquement, professionnellement, qu'il a aimée, dont il maîtrise les codes, les usages, les pratiques comme les finalités. Son discours critique à l'égard de l'institution scolaire, par souci légitime de lutter contre le racisme, s'égare selon lui dans une célébration factice de la diversité au lieu d'affirmer les valeurs intégratrices qui la fondent. Pourtant, qu'il s'agisse des controverses autour de la laïcité ou de l'enseignement du fait religieux, de la refondation de l'école républicaine ou de la non-prise en compte des véritables questions sociales que sont les problèmes du logement et de la relégation des populations des «quartiers difficiles», la lecture des analyses de Sayad laissent penser que si leur audience avait dépassé les cercles académiques et associatifs, de nombreuses problématiques contemporaines auraient pu susciter d'autres approches plus judicieuses. Bien des questions que Sayad soulevait, parfois seul contre beaucoup, voire contre tous, trouvent dans l'actualité une vérification parfois dramatique. Lire Sayad aujourd'hui permet de revisiter les questions scolaires des trente dernières années, mais aussi et surtout de réfléchir aux enjeux les plus pressants du moment. -Les enfants d'immigrés sont-ils plus souvent en échec scolaire ? Certains ont fait le lien entre la présence de djihadistes français (1/3 des étrangers) en Syrie et l'échec scolaire... La corrélation reste à établir. En réalité, personne n'en sait rien. Les enquêtes sérieuses à ce sujet n'existent pas. Place est faite surtout aux propos faussement savants et relativement approximatifs. La relation de cause à effet entre l'échec scolaire et le départ (ou non) pour le djihad est typique du propos qui n'est pas faux mais qui n'est pas vrai non plus. A ce compte-là, ce serait des milliers d'enfants d'immigrés qui partiraient chaque semaine pour faire don de soi à l'islam et montrer leur haine de l'Occident. C'est une multiplicité de facteurs qui se conjuguent et dont personne ne sait qu'elle est la variable déterminante ; quel est le facteur décisif qui autorise et légitime le passage à l'acte. Sans aucun doute, des prédispositions familiales existent qui sont à rechercher dans les conditions d'émigration, puis dans la nature et l'ampleur des problèmes liés à l'enracinement en terre d'immigration. -La religion est-elle devenue la principale référence ? Cette configuration est en lien avec les ressources subjectives et objectives accumulées par les uns et les autres dans le groupe familial. La religion est une ressource parmi d'autres (elle est rarement la seule pour toujours) et les usages sociaux, politiques et symboliques en sont multiples et dépendent de contextes historiques : la religion des enfants n'est pas la religion des parents quand les deux parties se disputent l'usage légitime de la religion et de son exercice quotidien. Mais on pourrait dire d'un mot que celles et ceux qui partent faire le coup de feu, le plus souvent sans avoir aucune culture politique ni une quelconque idée des enjeux géostratégique du théâtre des opérations, sont le produit de multiples accidents biographiques qui ont mis à mal (parfois définitivement) le rapport à trois institutions fondamentales : la famille, le droit (ou le sens de la justice) et l'école. La religion, pour ces personnes, est en réalité une chose lointaine et leur rapport à celle-ci est un rapport inculte fondé sur le propos répétitif irréfléchi. -L'école algérienne traverse de grands moments de doute... Y a-t-il moyen d'échapper au «par-cœurisme» et de privilégier l'esprit critique, ou cela relève-t-il d'un choix politique ? L'école algérienne est une école désespérante. S'il y a eu un moment d'euphorie à l'indépendance, période à laquelle l'institution scolaire était devenue une sorte de «cargaison magique», tout le monde, et très tôt, a très vite déchanté. L'école algérienne est assaillie de problèmes de toutes sortes : matériel, pédagogique, rythmes scolaires débridés et irrationnels, piètre compétence des enseignants, dégradation des établissements, manuels scolaires idéologiques à dominante religieuse, diplômes achetés, manque criant d'hygiène, surcharge des classes, etc. Surtout, l'école algérienne n'a, en réalité, jamais été le lieu privilégié de formation d'un citoyen responsable et doué de raison critique. L'école algérienne n'est pas une école qui participe à la production culturelle et au savoir qui assurent l'intelligibilité du monde et de son environnement immédiat à l'aide des outils universels de la raison, c'est une garderie pour pauvres ou semi-pauvres (les riches se débrouillent autrement et vont dans d'autres écoles : privées ou à l'étranger) où règnent le dogme religieux et toutes sortes de falsifications historiques. Est-ce qu'une seule fois il y a eu un débat national digne de ce nom sur la vocation de l'école et le statut professionnel de ceux et celles qui la font vivre ? Y a-t-il eu des états généraux pour l'école une seule fois en Algérie ? Que sait-on au juste de la nature du travail de transmission que l'enseignant organise dans sa classe ? Ce que je dis là ne vaut pas seulement pour l'école jusqu'au lycée. Cela vaut aussi pour l'enseignement supérieur.
Smaïn Laâcher a notamment publié L'institution scolaire et ses miracles, La Dispute, 2005, Insurrections arabes. Utopie révolutionnaire et impensé démocratique, Paris, Buchet-Chastel, 2013 ; Abdelmalek Sayad, L'école et les enfants de l'immigration, Essais critiques. Textes inédits. Editions établie, présentée et annotée par Benoît Falaize et Smaïn Laâcher, Seuil, 2014.