Malek Chebel aborde ici des valeurs essentielles et déborde sur la société, la sexualité.... -Vous êtes à l'origine de l'expression «l'islam des lumières». C'est aussi le titre de l'un de vos ouvrages. Pouvez-vous nous expliquer cette notion ? Je voulais exprimer une idée simple et pourtant essentielle : l'Islam est capable de modernité et l'immobilisme dans lequel nous étions rentrés à pieds joints, il y a déjà quelques siècles, peut être remis en question et combattu par des notions de lumière justement : la philosophie, le dialogue, la désaliénation, la pensée critique, l'intelligence collective. -Vous vous situez donc à l'opposé du courant intégriste qui, selon vous, fait une lecture anachronique et littéraliste du Coran... Tout à fait. Mais que l'on comprenne bien. Je suis contre tout mouvement religieux qui s'empare de la chose publique, la politique par exemple, et l'asservit à un dogme. Cet intégrisme-là est lui-même une négation de l'Islam. En revanche, un mouvement conservateur qui ne confond pas politique et religieux, je le respecte totalement. -Vous affirmez que le Coran est pour la réflexion et la confrontation des idées et qu'il existe une tradition de la réforme en Islam. Que s'est-il donc passé ? Qu'est-ce qui explique cette radicalisation ? Nous avons quitté depuis longtemps le souffle libérateur de l'Islam, lorsque l'imam conduisait la prière, que le calife vaquait à ses fonctions de gouvernance et que les intellectuels animaient le débat d'idées. Chacun respectait l'autre. Aujourd'hui, l'analphabète a plus de poids s'il est plus riche que vous, ou plus puissant, y compris militairement. Aucun pays arabe ne trouve choquant que les équipes de football soient mieux financées que les universités. Aucune grande maison d'édition, digne de ce nom, ne brille dans cet immense espace où vivent plus de 250 millions d'âmes, aucun marché du livre digne de ce nom, aucun salon véritable, ni cénacle d'idée, ni forums... Enfin, la presse est vue comme une menace, tandis que les revues intellectuelles sont inexistantes. Une telle vacuité est de nature à attirer tous les marchands de rêves et les fossoyeurs de la culture universelle. Or, un pays qui ne se frotte pas à cette culture transversale n'aura plus que son folklore pour exister, ou faire semblant d'exister. -Vous parlez aussi de changer les pratiques et non pas le Coran. Pouvez-vous nous en dire plus ? Le Coran est un texte sacré, il fédère une population d'un milliard et 800 millions de musulmans, dont il est le ciment le plus solide. Visiblement, le problème ne se trouve pas là. En revanche, l'interprétation du Coran est devenue anarchique, car elle est sujette à un nombre impressionnant de variables. Le fait même que les guerres les plus meurtrières d'aujourd'hui opposent shiites et sunnites, aussi bien en Syrie qu'en Irak, et ailleurs (Arabie-Saoudite contre Iran, pays du Golfe contre mouvements djihadistes, etc.) montre que la question de l'interprétation est à revoir. L'Islam interdit aux musulmans de se faire la guerre, surtout si ces guerres sont des guerres de puissance, c'est à dire profanes, des guerres ordinaires. -Dans votre livre «Esprit du sérail», vous soulevez la question des tabous liés à la sexualité, comme la virginité ou la virilité et vous expliquez que ces tabous servent à maintenir l'emprise de la loi du père sur le corps de chacun, homme ou femme. Dans les sociétés maghrébines, sommes-nous en passe de nous libérer de cette emprise ? Le Maghreb répugne à changer de mode de vie, je le comprends. Mais il est amené, peu ou prou, à le faire. Il sera forcé même de le faire, dès lors que la mondialisation de l'échange le met à l'amende en quelque sorte. Regardez les téléphones, les sites Internet, les réseaux sociaux... Tous ces systèmes impriment leur philosophie, leur façon de voir les échanges entre hommes et femmes et j'en passe. Comment voulez-vous que le local puisse résister au pilonnage mondial des lobbies de la consommation ? D'ailleurs, ce pilonnage est désormais industriel, automatisé, puisque les robots ont leur mot à dire partout à la surface du globe. Il faut être naïf pour croire que nous n'allons pas être impactés culturellement dans les années à venir. -Il y aurait, selon vous, une corrélation entre les tabous qui entourent la sexualité dans les pays musulmans et l'absence de démocratie que les caractérisent. Je suis hélas plus pessimiste que cela. Nous avons des démocraties de pacotille, tout juste bonnes à gérer au local les exaspérations populaires. Evidemment, la vraie démocratie est magnifique, car elle symbolise le respect que le pouvoir d'un pays a pour ses citoyens. Mais nos choix ne sont pas souverains et ceux qui prétendent le contraire sont les idiots utiles de ceux qui les gouvernent. Jugez-en par vous même : le sultan de Bruneï, pourtant richissime, a voulu introduire une part de charia dans ses lois. Eh bien, des fonds privés au bout du monde et quelques personnalités médiatiques ont décidé de le sanctionner, en boycottant ses hôtels et ses autres biens. Je vous donnerai des dizaines de cas qui montrent à l'évidence que les lois du marché gouvernent à ciel ouvert la planète toute entière. Je vous le dis, le combat idéologique est devenu ubuesque. -Ceci nous mène à la question des femmes. Vous dites que l'humanité en a toujours eu peur et que l'Islam a contribué à améliorer leur condition. Pourtant, aujourd'hui encore, il subsiste des lois qui leur sont très défavorables… La question des femmes est un bon indice d'émancipation de l'ensemble de la société. Elle pose le curseur du basculement prochain d'une société ancienne vers une autre société, plus contemporaine, plus moderne. Le problème qui se pose ne concerne pas seulement la femme, mais la société dans son ensemble, c'est à dire les lois qui gèrent son lien à l'homme, le respect de ses choix propres, la prise en considération des besoins de l'homme, notamment son époux, etc. Je ne crois pas à une «émancipation» de la femme, indépendamment de l'émancipation de l'homme qui est, lui aussi, une victime (différente évidemment) et qui doit absolument évoluer en même temps qu'elle. Ceci étant, le premier acte de cette possible évolution concertée doit passer par un ensemble de lois visant à rétablir une équité totale entre les deux sexes dans quasiment tous les domaines et non pas les moindres comme l'héritage, le droit au divorce ou l'autorité dans le domaine de l'éducation des enfants. -Dans votre dernier ouvrage, L'Erotisme arabe, vous avez rassemblé des textes de théologiens, d'écrivains et de poètes musulmans qui ont traité la question de la sexualité et l'art de la séduction sans complexes, ni tabous. Vous affirmez que l'Islam à ses débuts n'avait aucun mal à soulever ces questions, car c'était à l'origine une religion nataliste… L'islam n'a pas «chosifié» la sexualité. Il est une religion de la vie et la sexualité en fait partie. J'ai remarqué que les érudits du passé, théologiens, commentateurs du Coran, poètes, écrivains parlaient plus librement que ceux d'aujourd'hui et plus particulièrement dans ce domaine. Tout le monde connaît le Rawd al atar fi nûzhati al khater (le jardin parfumé) du cheikh Nafzaoui. Eh bien, ce livre, on l'achetait dans toutes les librairies il y a quelques décennies, je ne crois pas qu'on puisse le faire aujourd'hui, pas plus d'ailleurs en Algérie qu'au Maroc, ou en Tunisie (ndlr : ce livre a été édité et il se vend en Algérie, éditions Inayas, 2000 ). La tendresse et l'amour, deux notions nobles, font problème. N'y a-t-il pas là matière à interrogation ? -A travers vos écrits, on sent votre volonté de réhabiliter l'islam en Occident. Pourquoi vous êtes-vous lancé dans une telle aventure ? Je réhabilite l'Islam pour tout le monde, car beaucoup de nos coreligionnaires ne voient l'islam que comme une étiquette serrée (et parfois malheureusement stricte) du dogme fondateur, et ne tiennent pas compte des développements impressionnants de cet Islam. Par exemple, le fait de s'intéresser à la sexualité est susceptible de passer pour une déviation de l'islam, alors que ma formation de clinicien me donne la pleine légitimité de le faire. Vous voyez, mon but est de valoriser l'islam et les pratiques qui lui sont liées comme un objet de science. Que l'Occident souhaite par ce biais mieux connaître l'islam, cela ne fait que renforcer ma détermination. -Si vous deviez écrire pour un lectorat strictement musulman, quel message voudriez-vous transmettre ? Strictement le même : la liberté, la liberté, la liberté. Et ce n'est que justice.