On est parfois tent� d�applaudir � l�explosion du livre religieux. Il apporte une nouvelle th�matique qui succ�de � la fin de la guerre froide et des anciens clivages id�ologiques et n��pargne aucune r�gion du monde et aucune chapelle. Cette nouvelle fracture est-elle pour autant porteuse de progr�s pour l�humanit� ? Faute d�inventaire pointu, bien malin est celui qui pourra livrer une analyse exhaustive de contenu. Un recensement livresque des titres les plus en vue sur les �talages de nos librairies permet n�anmoins d��tablir une ambition d�mesur�e de �touche � tout�. Rien n��chappe au champ d�investigation des th�ologiens arabes : la vie des plantes, l�art de se faire belle, la sexualit�, les premiers instants de l�Au-del�, le purgatoire, etc. Derri�re cette diversit� �ditoriale se terre en r�alit� une v�rit� souvent m�connue du lecteur arabe : celle de la censure et de l�inquisition qui frappe la famille du livre religieux qui ne se conforme pas aux interpr�tations du Sacr� par les pouvoirs et les int�r�ts arabes. Comme on dirait en droit fran�ais, les censeurs s�vissent ici ostentatoirement (pour le Conseil d�Etat), ostensiblement (pour le l�gislateur) et visiblement (pour les magistrats), sans le moindre scrupule. On peut s�en rendre compte en lisant l�ouvrage de Mohamed Salman Ghanem, Le Coran et l��conomie politique, interdit par la censure int�griste kowe�tienne et r�cemment publi� chez Dar Al Farabi � Beyrouth. La pr�face nous apprend que nombre d��crits de cet auteur, comme Etudes sur l�infantilisme �conomique (une �vidence dans le cas kowe�tien) ou Allah et la Jama�a (une question d�actualit�) ont �galement fait l�objet de poursuite du minist�re de l�Information devant le parquet de ce petit �mirat r�pressif. Qu�est-ce qui peut motiver le censeur arabe pour poursuivre un �crit se revendiquant pourtant d�une filiation musulmane expresse, mais n�anmoins �clair�e ? C�est cette curiosit� qui nous a pouss�s � lire ce livre. L�auteur, un syndicaliste, revendique sereinement son islamit�, tout autant que son attachement � la justice sociale. Son seul crime est de donner une lecture rationnelle aux concepts �conomiques majeurs du Livre Saint. Empruntant une d�marche marxiste classique, il rappelle que le temps de travail est la mesure de la valeur et non l�offre et la demande, l�utilit� ou la raret� ; ces facteurs interviennent dans la d�termination du prix et non de la valeur. Il croit d�duire d�une lecture attentive du Coran que le travail est la seule source l�gitime de valeur et de revenus. Les r�f�rences coraniques au travail concret comme travail utile sont nombreuses. A contrario, rel�ve l�auteur, le travail abstrait y est �voqu� comme �travail�, sans autre pr�cision quant � son utilit�. Dans l�ensemble, trois cent cinquante-neuf (359) versets �rigent le travail comme un acte de foi � avant m�me la pratique religieuse. Le Coran appr�hende par ailleurs les marchandises, qu�elles r�sultent du travail de l�homme ou qu�elles soient un don de la nature, du point de vue de leur utilit� et de leur aptitude � satisfaire les besoins de l�homme dans des dizaines de versets, en les nommant �bienfaits� (salihat). Ainsi, consid�re-t-il que le travail ne peut �tre correctement �voqu� sans insister sur la th�orie du soht, qu�il ram�ne invariablement au surplus �conomique, � la plus-value ou � la valeur ajout�e et qui est par ailleurs �la loi fondamentale du d�veloppement capitaliste, de son existence et de sa reproduction�. Il d�nomme �soht� cette cat�gorie �conomique lorsqu�elle est accapar�e par le capitaliste et ��Afw� (gain) lorsqu�elle est investie dans l�int�r�t de la collectivit�. Le soht, plus-value produite par le travailleur salari�, est l�acte fondateur de la propri�t�. Toutes les religions du monde l�ont aboli comme fondement de tous les �interdits� (mouharimat). �Bien mieux, l�expression �Soht est synonyme d�interdit puisque le Coran l�a maudit �astankarahou � : �Ils �coutent le mensonge et consomment le soht�. De m�me qu�il l�a mis au rang des atteintes aux droits de l�homme : �Toute chair n�e du soht a pour destination premi�re le feu�. L�auteur multiplie � profusion les versets pour ne laisser planer aucun doute sur ses d�ductions, avant de d�plorer que les gens du culte refusent d��tablir un lien entre le soht et l�injustice, couvrant ainsi ceux qui vivent et s�enrichissent de son extraction. D�autres formes indirectes de manifestation du soht sont recens�es : la violation des droits collectifs et individuels dans la r�partition du revenu et de la richesse nationale, comme les monopoles exerc�s sur les terres, les sites naturels et les mati�res premi�res. Si tel est le traitement r�serv� au surplus �conomique, qu�en est-il du profit (ribh) ? Mohamed Salman Ghanem ne croit pas lui trouver de fondement islamique, encore moins coranique, au sens de �revenu de la propri�t�. Reste l�int�r�t ou l�usure qui s�est d�velopp� � une large �chelle et de fa�on inhumaine � l��poque f�odale, allant jusqu�� atteindre 80 ou 100% du montant emprunt�. Le riba r�sulte textuellement du diff�r� de paiement d�une dette en contrepartie d�un diff�rentiel (nassia). C�est pourquoi, l�Islam ne s�arr�te pas � sa condamnation mais recommande de le combattre. Il est � la fois une forme de surplus �conomique et source d�injustice sociale. Sur la question de la propri�t� et la distribution des richesses, Mohamed Salman Ghanem se refuse � voir dans le Coran autre chose qu�une source premi�re du socialisme. Reprenant Omar Ibn Al Khattab : �Oh fils d�Adam, tout ce que tu poss�des au-dessus de tes besoins, tu n�en es que le d�positaire (le conservateur, �khazine�) pour autrui.� Pour Mohamed Salman Ghanem, cette prise de position, corrobor�e par d�autres, r�sulte du contexte particulier qui a vu na�tre l�Islam : faible d�veloppement des forces productives, organisation fond�e sur le travail individuel ou familial, parfois associ� � celui des esclaves, limitation de la propri�t� priv�e � une partie de l�agriculture. L�Islam a d�abord interdit la location des terres : �Si quelqu�un ne peut exploiter seul une terre, il se doit de la conc�der � l�Etat qui l�affecte � celui qui en est capable. De m�me que la terre ne peut �tre laiss�e inexploit�e� La propri�t� priv�e absolue est alors rejet�e et toutes les richesses reviennent � Allah.� Les hommes se substituent � Dieu sur terre pour vivre de ses richesses. Ce qui fait dire � Zemkhachri que cite l�auteur : �Ce que Dieu veut signifier aux hommes dans ce verset est : les biens qui sont entre vos mains sont des biens d�Allah. Vous vous substituez � Lui pour en disposer seulement comme tuteurs (wakil) ou d�l�gu�s (na�b), mais en r�alit� ce ne sont pas vos biens.� Cette interdiction par le Proph�te de l�Islam est corrobor�e par les t�moignages de plusieurs de ses compagnons, comme Raf�a Ben Khadij ou Jaber Ben Abdallah. L�auteur ne nie pas qu�il existe une majorit� de chantres de la propri�t� priv�e en Islam, mais il ne leur conc�de aucune base coranique � leurs assertions puisqu�il ne leur reste pour �tayer leurs th�ses que certains versets, moins nombreux, se rapportant la notion de �degr�(s)� au singulier ou au pluriel (daraja ou darajat) qui signifie �classes�. Il leur reproche d��riger cette notion en dogme, en v�rit� r�v�l�e et �ternelle par incompr�hension parce qu�elle couvre une diff�renciation humaine dans l�acte de foi et de croyance, dans le rapport � Dieu. Lorsqu�on lui oppose le verset les Abeilles : �Allah a favoris� certains sur d�autres dans le rizk�, l�auteur s�en remet au sens �tymologique du rizk qui signifie aussi, � ses yeux, moyens d�existence ou forces productives, parce que, poursuit-il, �le premier bien dont a �t� dot� l�homme est son aptitude au travail, puis la mise au point et le d�veloppement des moyens de production. La diff�renciation entre les gens se rapporte aux sources du rizk et � la nature de l�activit� ou de la fonction�. Les hommes se r�partissent alors en fonction de leurs moyens d�existence, de leurs aptitudes, de leurs capacit�s et de leurs qualifications. En refermant l�ouvrage, non sans avoir relev� au passage nombre de pr�cieuses autres r�f�rences religieuses sur la question �conomique, on se demande si le traitement qui lui a �t� r�serv� par les gardiens kowe�tiens du dogme n�encourage pas les intellectuels arabes � investir davantage la sph�re religieuse laiss�e aux seuls obscurantistes. La conqu�te �clair�e des esprits ne passe-t-elle pas par la lutte contre l�exclusion, m�re de tous les int�grismes parce qu�elle ne laisse aucune place au dialogue et � la concertation, seuls vecteurs de f�condit�. La censure et l�inquisition sont, partout, � l�assaut du libre arbitre, de la rationalit� et de l�esprit critique. Le d�fi majeur d�aujourd�hui est de leur rabattre fermement le caquet.