Il est le guide spirituel de la confrérie soufie Alawiya et par ailleurs écrivain, pédagogue et homme d'action et de réflexion sur l'islam et les valeurs humaines. Cheikh Khaled Bentounès organisera, du 27 octobre au 2 novembre, un congrès international féminin. Sous le slogan «Parole aux femmes», cette manifestation se propose d'exhumer la femme musulmane du tombeau de l'oubli dans lequel elle a été sciemment précipitée par les tenants d'un islam radical. Dans cet entretien, le cheikh explique sa démarche et dessine les contours de ce que devrait être le musulman du XXIe siècle. -Tout d'abord, pouvez-vous nous faire un bref exposé du congrès mondial sur la place de la femme dans l'islam et la culture musulmane ? Ce congrès a été l'une des recommandations du centre de la Tariqa Alawiya qui s'est déroulé en 2009. L'idée est d'apporter à l'islam cette rahma qui existe dans le féminin en tant que principe générateur de vie. Nous avons plus de 25 nationalités — Japon, Indonésie, Turquie, tous les pays européens, Canada, Etats-Unis, Mexique, pays d'Afrique et du Moyen Orient. Il y aura aussi des représentants de l'université d'Al Azhar (Egypte) et de la Zitouna (Tunisie) ainsi que du Maroc. Nous espérons que ce congrès permettra de réfléchir sur la culture de la paix. Pourquoi la femme ? Parce que c'est elle qui la transmet en tant que première école dans l'éducation d'un enfant. -La réflexion générale de votre colloque est centrée sur la femme et le féminin en islam. Pensez-vous que la religion musulmane soit insuffisamment explicitée sur cette question ? Ce n'est pas qu'on a mal compris, mais on a occulté. L'islam, aujourd'hui, occulte une grande partie de sa mémoire. Par exemple, on a détruit les vestiges trouvés dans la maison du Prophète, on en a fait des toilettes et personne n'a rien dit. On a détruit en Libye, au Mali des lieux historiques et on est en train de détruire des lieux de mémoire en Irak et en Syrie. Par ailleurs, on a recensé plus de 9000 femmes qui ont disparu de la mémoire collective des musulmans. Personne ne parle d'elles alors qu'étaient des mouhadithate (transmetteuses de hadith) des oulémas, des mafatis et même des imams qui ont dirigé la prière. N'oublions pas que la première femme imam a été désignée par le Prophète (QSSL) lui-même et que Sidna Omar a confié la sécurité de Médine à une femme aussi. A la bataille d'Ouhud, c'est une femme qui avait protégé le Prophète d'une mort certaine en s'interposant entre lui et un homme qui voulait le tuer. Elle a reçu un coup de sabre pour protéger le Prophète. Faut-il rappeler enfin que la première femme à embrasser l'islam est Khadidja. Où sont donc toutes ces femmes qui ont illuminés l'islam ? C'est un peu pour dévoiler ce qui a été voilé que nous organisons ce colloque sur la femme. -En filigrane, on perçoit une volonté de recoller la femme à l'islam par ce que ce couple, si l'on ose dire, a subi un divorce violent, très perceptible dans le traitement réservé à la femme dans certains pays musulmans... Oui c'est vrai, la femme a perdu beaucoup à notre époque, contrairement à ce qu'on attendait, surtout que nos pays se sont libérés des colonialismes. Il y a, certes, une évolution, voire une révolution silencieuse puisque la femme va à l'école et à l'université, mais cela reste insuffisant. Mais dans la réalité, on lui dit : tu dois te soumettre à l'homme. A partir du XIe siècle, on a assisté à un détournement de la charia à travers le fiqh (droit musulman) au profit de l'homme et au détriment de la femme. Ce sont les coutumes et les traditions anciennes, préislamiques, en Arabie et au Maghreb, qui ont pris le dessus et ont fait de la femme ce qu'elle est. C'est-à-dire quelqu'un qui procrée, qui doit observer le silence et qui doit obéir. -Vous avez énergiquement dénoncé Daesh qui se fait appeler «Etat islamique». Comment expliquez-vous ce cruel dévoiement des principes islamiques dans le monde musulman contemporain ? D'abord je ne peux pas l'appeler «Etat islamique». C'est triste d'appeler aujourd'hui un mouvement aussi odieux et inhumain «Etat islamique». Un Etat est forcément bâti sur le droit, mais là c'est l'expression d'une maladie du corps de la oumma, elle-même malade. On a assisté au Printemps arabe dont on nourrissait l'espoir qu'il allait changer les choses, qu'il allait nous redonner une dignité et une liberté d'expression. Et puis, d'un seul coup, c'est un monstre qui est né… Cette maladie ne nous vient pas d'ailleurs, mais de nous-mêmes, parce qu'on a oublié quelque chose d'essentiel, à savoir que le message Mohammadien, qui est un message spirituel. On a fait de la religion une mécanique, une idéologie et un catalogue de prescriptions. On a oublié que la prière est une façon de travailler, de cultiver, une façon d'enseigner. -Les sources de l'ijtihad se sont-elles à ce point taries pour voir s'imposer un discours religieux nihiliste en pays d'islam ? L'ijtihad ne s'est jamais arrété depuis l'époque ayant succédé au Prophète (QSSL). Par exemple, les tarawih (les prières surérogatoires) le Prophète ne les faisait pas. Le hadith (dit du Prophète) vient des disciples et des transmetteurs. Le fiqh n'existait pas à l'époque du Prophète. Donc cela a été fait plus d'un siècle et demi plus tard, de la même manière que les madhahib (rites), qui n'existaient pas non plus. Ces rites sont censés faciliter la pratique religieuse est non point la compliquer, comme le recommande le Saint Coran. Or, on assiste aujourd'hui à un phénomène contraire, à savoir que c'est celui qui est plus exigeant, plus intransigeant, voire plus radical qui dicte la «norme». Et l'islam de sagesse et des lumières, nous l'avons exclu. -Pensez-vous que la voie soufie, ou ce qu'on appelle l'islam des zaouïas, soit la panacée contre les dérives obscurantistes, en Algérie et ailleurs ? La véritable zaouïa de l'islam est dans le cœur de chacun d'entre nous. Qu'il y ait des dérives, oui. Le soufi est un qualificatif. Al moutassaouif est celui qui va à la quête de la vérité, et on le trouve dans les zaouïas et en dehors. Le principe est que nos actes témoignent de notre foi. Si nous croyons en Dieu et que nous méprisons notre prochain, il y a problème. Qui est l'autre, si ce n'est le visage de Dieu ? Qu'il soit Algérien, Américain, Noir, Blanc… -Certains vous reprochent une démarche religieuse un tantinet transgressive par rapport aux canons de l'islam... Celui qui veut faire un pas, essayer d'ouvrir, d'améliorer la pratique de la religion est forcément taxé de déviationniste. Moi ce que je fais, je le fais en toute conscience, en application de l'enseignement et de l'éducation que j'ai reçus de mes ancêtres et mes maîtres. Ma démarche est d'essayer d'être honnête avec moi-même. Il c'est vrai que je ne peux me taire de voir l'islam dévoré comme cela, avec une telle bestialité. Tout ce que je fais entre dans le cadre de la tradition, mais bien sûr la tradition vivante, pas cette tradition sclérosée et sclérosante. -Vous qui viviez en France, n'êtes–vous pas poussé, à votre corps défendant, à prêcher un discours religieux politiquement correct qui soit bien reçu en Occident ? Je ne vis pas qu'en France, je suis un nomade, je suis un peu en France, un peu au Maroc, au Moyen-Orient, je vais au Canada ; en somme un éternel pèlerin. On a fait des expositions sur l'Emir Abdelkader même à Tokyo, et j'ai accompagné l'exposition dans son tour du monde. Maintenant cela c'est ma vie, mon itinéraire. Je prêche un islam qui porte un projet de vie, un islam libre et responsable, où le temporel et le spirituel s'additionnent pour créer une synergie et non des oppositions. C'est l'islam du XXIe siècle dont a besoin tout être humain qui réfléchit. C'est un choix entre s'exclure en prêchant que le monde d'ici-bas est satanique et le rejet de l'autre, ou alors contribuer à améliorer les choses dans l'environnement dans lequel on vit. Moi, mon combat est dans l'amélioration de l'environnement, et je ne parle pas que du religieux puisque j'ai créé, ici en Algérie, la fondation Djanatu Al Arif versée dans l'écologie. -Pourquoi ce discours religieux pacifiste que vous prônez peine à s'imposer en Algérie, face à une interprétation littéraliste de l'islam ? Je ne sais pas. Peut-être que moi-même je ne sais pas encore bien parler. Que je n'ai pas su capter l'attention des gens. Peut-être aussi que nous ne sommes pas encore prêts à cela, tout simplement. C'est pour cela que nous organisons ce congrès sur la femme, qui va débattre des traditions et de la modernité. Il débattra de ce qui devrait être voilé et de ce qu'il devrait être dévoilé. D'ailleurs, le dernier jour du colloque sera consacré à la culture de la paix et à ce que nous pouvons, aujourd'hui,insuffler comme esprit de renouveau à ce pays du milieu, qui le mérite. -Votre démarche semble adoptée par les hautes autorités du pays puisque votre colloque a eu le patronage du président de la République… Et très rapidement ! Ce qui m'a étonné. Le Président adhère totalement à cette vision. Il sait que derrière ce colloque ne se cache aucune ambition politique. C'est notre petite contribution au bien-être national. Mais rassurez-vous, nous n'avons reçu aucune aide. Nous voulons juste que tous ces gens viennent chez nous et repartent avec une autre image de l'Algérie. -Justement, le nouveau ministre des Affaires religieuses semble porteur d'un nouveau discours, qui se propose de réconcilier l'Algérie avec l'islam de Cordoue. Partagez-vous sa vision ? Mohamed Aïssa a du courage, je le salue. Je ne le connais pas personnellement, mais d'après ce que j'ai lu de ses déclarations, c'est vraiment l'Algérie dont je rêve. Je me dis : enfin on a un ministre qui dit des paroles qui ont un poids énorme. Si vous voyiez l'étonnement que ses déclarations ont produit en dehors de l'Algérie… Que ce soit au Japon, au Vatican et même dans le judaïsme, l'écho est vraiment énorme. Je ne peux pas dire plus, je salue son courage. Il est évidemment invité à notre colloque, tout comme les femmes ministres. -Nous assistons aujourd'hui à une recrudescence du discours wahhabite dans nos mosquées. Comment contrer ce phénomène clairement déstabilisant ? Il faut tout simplement faire la lumière là où il y a des ténèbres. Ce qui est dommage, chez les Algériens, c'est critiquer sans proposer. Même nos médias ne s'ouvrent pas sur ces questions. Et puis, où est la société civile ? Pourquoi attendre tout de l'Etat ? Nous avons des industriels et des gens riches, pourquoi ne construit-on que des mosquées ? Pourquoi ne construit-on pas des écoles, des universités privées et des bibliothèques ? -C'est un peu ce que font les Gullénistes en Turquie, en investissant l'éducation... Tout a fait. Mais je rappelle que c'était aussi la mission des zaouïas. L'Emir Abdelkader et Cheikh El Mokrani sont sortis d'où ? C'est vous dire que les zaouïas étaient des lieux de savoir, de rayonnement et de réflexion. -La notion de laïcité est-elle, d'après vous, soluble en islam comme le pensent certains ? Je crois qu'il ne faut pas imiter les expériences des autres pays comme la France, qui a une autre histoire que la nôtre. Si l'on commence à calquer des schémas d'ailleurs, cela ne marchera pas. Pourquoi ne pas créer quelque chose à nous, un habit qui nous sied ? Pourquoi devons-nous toujours aller chercher l'habit de l'autre ? A-t-on cherché dans l'héritage de nos ancêtres ? -Avons-nous une chaire de la pensée de l'Emir Abdelkader dans nos universités, alors qu'elle est étudiée dans toutes les universités du monde et qu'une ville de l'Iowa, aux Etats-Unis, porte son nom (El Kader) ? Pour nous, l'Emir est un homme sur un cheval, portant une épée… Dommage qu'on ait réduit la pédagogie de la paix et de la cœxistence pacifique de ce grand homme à une simple image, en Algérie…