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«Le métier d'historien est un métier à risque»
Mohamed Ould Si Kaddour El Korso. Professeur d'histoire à l'université Alger 2
Publié dans El Watan le 01 - 11 - 2014

- Qu'est-ce qu'être historien, selon vous, professeur ? Est-ce un métier, une profession, une passion… ?
C'est une question qui m'interpelle. Pour moi, c'est d'abord une passion. Une passion que j'ai acquise au lycée. C'était tout de suite après l'indépendance. J'étais élève au lycée Benzerdjeb, à Tlemcen. Cette passion, je la dois à deux professeurs d'histoire. L'un français, M. Fricot, venu dans le cadre de la coopération avec l'Algérie naissante.
Il nous enseignait l'histoire du Mouvement national algérien, autrement dit la résistance politique au colonialisme. Il le faisait avec beaucoup d'amour mais, surtout, avec beaucoup de passion. Cette passion, je la dois également à l'autre professeur en classe de terminale. Le professeur Aït. C'est donc ainsi qu'est né mon amour pour l'histoire, plus particulièrement celle de mon pays.
Une fois le baccalauréat en poche, je me suis inscrit à l'unique université d'Algérie à l'époque, appelée la fac centrale. Je me suis inscrit en lettres, option histoire, au moment où mes amis de lycée avaient opté, pour la plupart, pour le droit ou les lettres arabes ou françaises. Cette passion est devenue, par la suite, une profession. Profession en tant qu'enseignant, d'abord, au lycée El Ibrahimi à Aïn Témouchent, puis au lycée Ibn Rochd à Blida, avant de passer à l'université à partir de 1973.
- Dans quelle université avez-vous enseigné à vos débuts ?
J'ai enseigné à l'université Es Sénia d'Oran de septembre 1973 à janvier 2002. Les premières années étaient dures mais décisives. Après deux années passées au Barrage vert, j'avais tout oublié. Je me rappelle à ce jour de mon premier cours à la Sénia. C'était l'enfer ! Comme l'histoire m'avait habité, je ne pouvais pas faire un autre métier. Au fil des mois et des années, je ne me contentais pas de m'acquitter de ma tâche de simple enseignant. J'avais invité, au grand bonheur des étudiants – dont certains sont ministres – des militants du Mouvement national comme Si Mohamed Guenanèche et illustré mes cours par des documents d'archives et quelques titres de la presse nationaliste des années 1920-40.
C'est ainsi que cette passion, qui s'est transformée en profession, est devenue un métier, un sacerdoce au sens propre du terme. Un métier qui exige d'abord l'amour de la discipline, une déontologie, du sérieux, le respect des étudiants et surtout l'honnêteté scientifique. La communication du savoir historique ne doit obéir qu'à une seule et unique règle : celle des faits, loin des injonctions écrites ou non écrites du moment et des convictions personnelles.
- Le travail sur votre thèse a sans doute marqué votre parcours de chercheur en histoire. Sur quel thème avez-vous travaillé ?
Ma thèse portait sur l'implantation et l'action des oulémas musulmans algériens en Oranie. J'avais pour directeur de thèse le professeur René Gallissot et comme président de jury, le professeur Mohamed Harbi. Je citerais parmi les autres membres du jury les professeurs Mahfoud
Kaddache et Charles-Robert Ageron.
C'est le travail de thèse qui m'a fait prendre la mesure des notions de méthode, de fidélité à l'information historique, du danger à la manipuler, la triturer, à lui faire dire ce qu'elle ne dit pas. On peut faire dire aux archives tout et son contraire. C'est la raison pour laquelle la notion de méthode doit être la colonne vertébrale dans la formation de nos étudiants et chercheurs. La neutralité et l'objectivité sont les maîtres-mots dans ce domaine sensible et fragile à la fois, parce que partie prenante dans la construction de l'individu social.
- Quelle appréciation faites-vous de la condition de chercheur en histoire, aujourd'hui, dans notre pays ? Certains évoquent des difficultés d'accéder aux archives officielles, d'autres citent des entraves dans la diffusion de leurs travaux. On nous a également fait part de la modicité de la bourse allouée pour effectuer des recherches archivistiques à l'étranger…
Sur le plan de l'analyse de l'événement historique, et donc de l'évolution de la discipline, il est incontestable qu'il y a eu une nette évolution entre les années 1960 et aujourd'hui. Heureusement ! Des sujets qui étaient tabous il y a à peine une dizaine d'années ne le sont plus aujourd'hui, même si des zones d'ombre persistent, même si des résistances perdurent. C'est à l'universitaire de défendre sa discipline par des études rigoureuses, objectives et référencées, loin de la politique.
Le métier d'historien, comme ceux du bâtiment, est un métier à risque. Des sujets tels que le rôle des Algériens d'origine européenne et des métropolitains, qu'ils soient catholiques ou pas, communistes ou laïcs, font partie du paysage historique de la guerre de Libération nationale. Le défunt professeur Pierre Chaulet, compagnon de lutte des chouhada et moudjahidine Abane Ramdane, Larbi Ben M'hidi, Benyoucef Ben Khedda, Rédha Malek, etc., sursautait chaque fois qu'il était question des Européens d'Algérie. «Je suis un Algérien d'origine européenne», répondait-il. La nuance est de taille et bien des concepts demandent à être revus.
La chape de plomb sur l'assassinat de Abane Ramdane, sur Mélouza, la victoire politico-diplomatique – et non pas militaire – du FLN-ALN sur la France coloniale, les dessous des Accords d'Evian, etc., a été levée par la force des choses. Même la question extrêmement taboue du nombre réel des chouhada commence à faire son chemin à l'université. Il reste un long chemin à parcourir avant de disposer d'une histoire de la Révolution algérienne dépassionnée. C'est cette histoire dépassionnée qui contribuera positivement à asseoir (édifier) les assises de la République algérienne. Une République réconciliée avec son histoire et son peuple.
Une Algérie décomplexée et donc entrevoyant l'avenir avec plus de sérénité et de responsabilité. Tout cela pour dire qu'il y a effectivement une progression dans la recherche historique, qui reste bien sûr à parfaire. Est-ce que cela veut dire qu'il n'y a pas d'entraves ? Non. Il y a toujours des entraves. Et la question qui se pose aujourd'hui est de savoir comment sortir des sentiers battus, édifiés à force de slogans, de pseudo-vérités indiscutables distillées durant un demi-siècle par les «instances habilitées». Mais le plus urgent et le plus important est la communication des archives en Algérie.
- Comment ça se passe, concrètement, pour les archives ? Avez-vous le sentiment qu'il y a une… «frilosité» des institutions pour ouvrir certaines archives ?
La frilosité de l'institution est due à la «peur politique» des gestionnaires qui considèrent que les archives de la Révolution ou même du Mouvement national sont d'une sensibilité telle qu'ils préfèrent les garder loin des regards curieux et dérangeants des historiens, des étudiants en histoire et de toute personne qui veut étudier l'histoire de la Révolution.
Cette politique de l'autruche dessert l'institution elle-même, en plus du fait qu'elle fait perdre au pays des sommes importantes en devises versées dans les fonds du pays d'accueil, en l'occurrence la France. La politique des «portes ouvertes sur les archives» organisée régulièrement par la structure-mère de Birkhadem, même si elle est en soi une bonne chose, ne veut pas dire communication des documents auxquels aspire le chercheur. Quand n'importe quel document d'archives, y compris celui qui est de droit ouvert à la consultation, nécessite une demande de consultation, cela veut dire qu'il y a droit de regard de la part de l'institution et donc une censure qui ne dit pas son nom.
J'ai été très heureux de rencontrer l'été dernier mes collègues de Bouzaréah aux archives du SHAT (Service historique de l'armée de terre, ndlr) à Vincennes (Paris, France). Au lieu d'être un appoint, les différents centres d'archives de France sont la source de l'information historique pour nous et nos étudiants, alors que c'est l'inverse qui devrait se produire. La France est plus que jamais le centre et l'Algérie «se périphérise» de plus en plus.
- Qu'en est-il des bourses de recherche ?
Certes, il y a des bourses, mais elles demeurent insuffisantes. Les enseignants universitaires, toutes disciplines confondues, bénéficient de façon régulière de bourses pour se documenter et se ressourcer à l'étranger. C'est insuffisant pour ceux qui vont travailler, mais pas pour ceux qui vont faire du shopping. Chaque fin d'année, quand le conseil scientifique se penche sur la question, c'est une véritable pagaille pour ne pas dire une bagarre entre l'administration et les enseignants et entre les enseignants eux-mêmes, pour déterminer qui a droit et qui n'a pas droit à cette bourse.
C'est moins qu'une «wzi'â», puisque les critères ne sont pas toujours respectés et, du coup, chaque enseignant revendique sa part du gâteau. Ces bourses doivent revenir prioritairement aux étudiants de doctorat qui bénéficient d'une bourse de 18 mois et plus. Je suggère au MESRS de supprimer purement et simplement les bourses dites de courte durée pour les remplacer par un 13e mois à verser aux enseignants. A ce moment-là, on verra qui sont les véritables chercheurs et qui sont les pseudo-chercheurs.
- Comment traitez-vous dans votre travail la parole des acteurs et des témoins de la Révolution ? La mémoire n'a-t-elle pas, parfois, tendance à écraser l'histoire ?
Il n'y a pas de vérité historique absolue. L'acteur fait une lecture de «sa» guerre de Libération nationale sur la base de son vécu, du récit qu'il en fait sur l'appui de sa mémoire qui s'érode avec le temps. C'est une vérité toujours relative, y compris celle véhiculée par des documents d'archives. Elle est écrite par une personne qui a, qu'on le veuille ou non, une perception subjective du fait historique. Néanmoins, ces mémoires sont nécessaires parce qu'ils apportent un plus à la compréhension de l'histoire. Sauf que, comme pour toute information historique, ils doivent faire l'objet d'une approche critique de la part de l'historien.
Le témoignage, qu'il soit oral ou écrit, éclaire certains aspects de l'histoire de la guerre de Libération nationale ou du Mouvement national. C'est en ce sens-là qu'il faut encourager l'écriture des mémoires, c'est cette trace qui va rester, tout comme celle des documents archivistiques. Mais il ne faut pas les prendre pour argent comptant. Si nous prenons par exemple les déclarations de Ferhat Abbas en décembre 1960, elles sont éminemment importantes. Mais quel rôle leur attribuer et, surtout, à qui s'adressent-elles ?
Si vous prenez le rapport de police fait par le commissaire du coin sur les mêmes manifestations, il reflète le point de vue de ce commissaire et est destiné à son supérieur hiérarchique. Il remplit une fonction administrative et politique. Il en est de même des manifestations pacifiques du 17 octobre 1961 que le préfet Papon a transformées en pogrom et que la Fédération de France du FLN a brandies comme une preuve irréfutable de l'engagement «de tous les Algériens» derrière le FLN-GPRA. Ces éléments et d'autres, ajoutés à ce qu'a véhiculé la presse de l'époque, entrent dans la lecture globale des faits historiques, à isoler de leur dimension politique et partisane.
- Dans un entretien à El Khabar (16 mai 2013), vous regrettiez, à propos des massacres du 8 Mai 1945, que «malgré l'importance de cet événement, le sujet est monopolisé par les chercheurs français qui ont enrichi la bibliothèque par de nombreux ouvrages, tandis que le chercheur algérien est dans une position de ‘‘suiveur''». Comment rééquilibrer ce rapport entre la production historiographique faite en Algérie et la production française ? Comment redonner sa dignité au chercheur algérien ?
Il est difficile d'équilibrer et de rattraper le retard. L'écart est trop grand entre la production des deux rives. Pour avoir consulté les archives de Vincennes, je comprends pourquoi les historiens français produisent autant. C'est parce qu'ils ont à leur disposition toutes les archives. J'ai devant moi des études publiées, signées entre autres par Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault.
Elles portent sur la torture, les camps, l'embuscade de Lakhdaria (ex-Palestro), etc. Savez-vous que ces sujets ont été puisés, oui, puisés des fonds d'archives du SHAT ? J'ai même les cotes des cartons. Le chercheur n'a qu'à se servir et à s'investir dans l'analyse et l'écriture, comme l'ont fait les chercheures citées. Linda Amiri a soutenu une superbe thèse sur le 17 Octobre à partir, principalement, des archives de la préfecture de police, là où les policiers de l'ex-préfet Papon ont abattu à bout portant certains Algériens le 17 octobre1961, avant de les balancer dans la Seine sur laquelle donne directement la cour de cette préfecture.
Les archives sont pour l'historien et les étudiants d'histoire, mais dans une relation inversée, ce que le pétrole et le gaz sont aujourd'hui pour l'Algérie. Maintenant, s'il me fallait parler des conditions de travail, «ici et là-bas» comme il est coutume de l'entendre, je citerais juste cet exemple qui en dit long : pour obtenir une carte de lecteur dans n'importe quel centre de documentation de mon pays, il faut produire une attestation de résidence en plus de cinq ou six autres papiers, alors qu'une carte de lecteur vous est délivrée sur la foi de votre passeport en 10 minutes maximum au SHAT. L'utilisation des appareils numériques est autorisée (sous certaines conditions) pour écourter le temps de consultation. La vérité est parfois très amère à dire, mais il faut la dire. Les archives sont une source fondamentale dans l'écriture de l'histoire.
Plus elles sont mises à la disposition des chercheurs, plus l'historien est stimulé à écrire et à produire. Malheureusement, je ne me fais pas d'illusion, les choses ne changeront pas de sitôt dans ce domaine et c'est la recherche historique qui en pâtira pour bien longtemps encore, hélas. De manière générale, quand on veut travailler, on arrive à dépasser tous les obstacles, mais à quel prix ! Il faut savoir que les documents qui sont ici – spécialement ceux qui se rapportent au Mouvement national – se retrouvent en double de l'autre côté de la Méditerranée. C'est la raison pour laquelle la plupart de nos étudiants et de nos collègues, vu les facilités qu'ils ont «là-bas», préfèrent aller consulter les archives en France plutôt qu'en Algérie. C'est malheureux de le dire, mais c'est la réalité.
Et donc, pour répondre à votre question, nous restons toujours à la traîne sur le plan de l'écriture de l'histoire. Certes, la recherche historique, et plus généralement la recherche dans les sciences sociales et humaines, a progressé dans de nombreux domaines. Malheureusement, les enseignements qu'ils véhiculent ne sont pas mis à profit par la partie que cela intéresse. Les travaux publiés par les universitaires – quand ils le sont – ne sont pas exploités par les institutions concernées, qu'elles soient éducatives, économiques, sociales ou politiques. Des études ont été commandées et produites, au début des années 1980, sur ce qu'on a appelé «le phénomène islamiste» ; elles n'ont servi absolument à rien.
C'est le cas de la recherche dans toutes les disciplines et principalement en sciences sociales et humaines. L'université produit des études de très bonne et de moyenne factures, mais les résultats de ces recherches ne trouvent pas une traduction sur le terrain. Les chercheurs tournent, de ce fait, en rond. Ils sont tout simplement marginalisés. Ils ne demandent pas à être dans les sphères du pouvoir, ils demandent uniquement, de temps en temps, à être consultés sur l'un des aspects de leur champ de compétence. Faire confiance aux Algériens, aux jeunes chercheurs, que ce soit dans les sciences sociales, les sciences expérimentales ou autres, ne semble pas à l'ordre du jour. Les bureaux d'étude étrangers ont la cote. Pas les Algériens, poussés à s'expatrier.


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