L'auteur du monumental Les Algériens musulmans et la France, thèse de référence pour nombre d'historiens de l'Algérie, a tiré sa révérence mercredi à l'âge de 85 ans, emporté par une maladie. Considéré comme le spécialiste de l'Algérie, Charles-Robert Ageron, ce Lyonnais né en 1923 que rien ne destinait à l'Histoire, a vite dévié du destin familial pour se consacrer à l'Algérie, à l'Empire avec un discret détachement que ses élèves et collègues distingueront bien plus tard. Anticolonialiste non partisan, gauchiste non déclaré, l'ancien enseignant du lycée d'Alger va rencontrer l'Histoire, l'Algérie et la colonisation lors de la bataille d'Alger en 1957 que l'autre spécialiste Gilbert Meynier qui le qualifiera “d'artisan méticuleux”, refusera de voir sous cet angle et pense qu'il s'agit “d'une implacable répression d'Alger de 1957 que les historiens normés continuent de dénommer la bataille d'Alger”. Enseignant au lycée Lakanal de Sceaux, il devient attaché de recherche au CNRS avant de monter au grade d'assistant puis maître-assistant à la Sorbonne. Son doctorat (les lettres) qu'il soutient en 1968 Les Algériens musulmans et la France, restera pendant longtemps une référence pour les historiens, chercheurs et étudiants en histoire. Il devient professeur à l'université de Tours puis celle de Paris XII. Benjamin Stora, le plus médiatique des historiens de l'Algérie, racontera dans le détail sa rencontre avec celui qui deviendra son directeur de recherche ; ce géant avec une petite barbe, effacé et souriant, qui le marquera. Membre fondateur du courant des “libéraux”, avec des positions non tranchées sur les questions cruciales de l'époque. Loin d'être des positions ambivalentes, elles étaient néanmoins incompréhensibles pour les militants politiques aux positions franchement prononcées. Ce que l'on reprochera d'ailleurs à Ageron. Position qui plaît pourtant à l'historien algérien Mohamed Keddache. “Sa position, à la charnière des camps qui se déchiraient, complexe et ambiguë, m'intriguait rétrospectivement”, dira de son côté Benjamin Stora qui reviendra sur sa première impression lors de sa rencontre dans un article intégré dans son livre à paraître en France : “Je voyais certes en ce dernier un vrai historien — crédible, honnête, fiable —, mais aussi un auteur frileux et engoncé dans ce que je dénommais alors in petto le libéralisme colonial.” Gilbert Meynier, même, lui reconnaissant son talent d'historien monumental, ne l'épargne pas, allant jusqu'à le qualifier de “historien indigenophile”, lui qui préfacera les œuvres complètes rééditées avec un inédit par les éditions Bouchene. “Charles-Robert Ageron, comprenait le mouvement indépendantiste algérien : il en avait plus que tout autre peut-être analysé les origines”, écrit-il. Il reste néanmoins, malgré les critiques, le plus grand historien de l'Algérie coloniale après Charles André Julien. Si les générations qu'il a formées lui doivent au moins “hommage et reconnaissance”, il n'en demeure pas moins que son parcours peut prêter à discussion. L'historien algérien, Dahou Djerbal lui reconnaît cette notoriété — toutes les thèses d'Etat de l'époque étaient des monuments — mais trouve au moins deux motifs de reproche au travail d'Argeron. La perception ou lecture de l'historien qui longtemps avait un rapport à l'histoire coloniale sous l'unique angle de la France. Il s'agit donc de l'histoire de la France coloniale et non pas de celle de l'Algérie colonisée. “Un rapport dominant chez tous ceux qui lui ont succédé et qui considérait l'Algérie comme un morceau de la France”, dit-il. Autre point de divergence, les sources. Ageron considérait que seuls les documents écrits, textes et archives sont des sources de la véritable histoire alors que toute autre source, notamment les témoignages ne sont que, selon lui, “récit dit et roman historique”. Cette question de validité de la source est sujette, selon M. Djerbal, à caution. Car, du point de vue d'Ageron, elle rejoint le regard français. Les documents écrits relevant pratiquement de l'officier civil ou militaire à l'époque. Il propose lui, de confronter, de croiser les sources écrites avec les sources orales. L'historien algérien qui a décelé une différence des grilles de lecture que l'on soit d'un côté ou de l'autre, conclut que contrairement à l'idée répandue, il n'y pas une histoire de la colonisation, mais bien deux histoires. Une histoire de la France coloniale et une histoire de l'Algérie colonisée. “Deux histoires parallèles, au sens propre du terme”, dit-il. Objection que finira par admettre Ageron, a révélé M. Djerbal qui eut à s'opposer frontalement à l'analyse de l'histoire du strict point de vue de la France. Djilali B.