«Mais nous vivions en bonne intelligence avec les Arabes !» C'est un propos souvent entendu de la part de Français natifs d'Algérie. Que pouvait être ce «vivre ensemble» ? Mais encore, si tel était le cas, pourquoi les «Arabes» se sont-ils soulevés contre l'ordre colonial ? Pour vérifier la pertinence de ce qu'affirme cette mémoire outre-méditerranéenne, le terrain de la grande histoire n'est certainement pas indiqué. C'est à partir de la petite histoire, celle des gens, une histoire locale et plutôt localisée dans l'espace et dans le temps, que des réponses peuvent être formulées. L'exemple de la ville de Beni Saf est certainement le plus illustratif parce que née d'une colonisation autre qu'agraire, cette cité ayant été édifiée en effet par et pour la mine de fer, ce qui la distinguait de toutes les agglomérations du nord-ouest du pays. Subséquemment, ses habitants européens n'étaient pas des possédants. Un seul vrai gros propriétaire dominait, c'était Mokta El Hadid, une société qui avait fini par absorber les premières sociétés minières en janvier 1879, soit cinq années après l'érection du premier groupement humain en centre urbain. Mokta avait la haute main sur tout : le foncier urbain, l'AEP, l'électricité. Rien ne se faisait sans son aval. Son directeur fut d'ailleurs le premier maire de la cité. L'ouvriérisme allait donc marquer indélébilement l'histoire de la ville. Les autochtones, immigrés marocains, espagnols et français, étaient logés à la même enseigne : des corons, dont quelques-uns existent toujours. Il n'y avait pas de «village nègre» à Beni Saf. Le quartier périphérique Ghar El Baroud, qui y ressemblait en tous points, abritait un lumpenprolétariat où l'élément espagnol n'était pas absent. C'est là que naquit Jean Sénac. Les derniers débarqués parmi les Espagnols habitèrent les grottes de la plage de Sidi Boucif jusque dans les années cinquante. Seuls les cadres dirigeants de la mine eurent droit à des logements spacieux. De fait, Beni Saf déparait en tout par rapport à Témouchent, Hammam Bou Hadjar et El Maleh (Rio Salado), des villes qui étalaient de fastueuses demeures. El Maleh devint même, grâce à ses négociants en vin, la plus riche commune de France et d'Algérie. Autre fait notable : si en ces agglomérations, la population musulmane demeurait enferrée dans la ruralité, celle de Beni Saf avait coupé avec la terre depuis la création de la cité ; elle et sa descendance devinrent des citadins avec tout ce que cela induit au niveau des mentalités et du comportement. L'agriculture ne s'est développée alentour, d'ailleurs médiocrement, que 50 ans après la naissance de la ville. En 1910, on comptait à travers la commune 9366 habitants dont 3966 étrangers (essentiellement Marocains), 2935 sujets français indigènes, 2 275 Européens et 190 Israélites. 30 années après, en 1941, ses 16 524 habitants se décomposaient en 11 710 musulmans (algériens et marocains), 3459 Français, 910 étrangers (des Européens) et 445 Israélites. On vivait côte à côte, sans quartier réservé, hormis ceux nés d'un surcroît de population musulmane poussé par l'exode rural et qui s'était aggloméré dans le pourtour. Une certaine convivialité s'était imposée sur la durée entre les communautés, la «contradiction principale» orientait les colères contre Mokta. Les «gueules rouges» (rougies par l'hématite du minerai) fondent leur syndicat CGT en décembre 1929. Ses membres sont initialement tous d'origine européenne. Ce sont les luttes au coude à coude et la solidarité de classe qui fissurèrent les frontières communautaires. En juillet 1944, Maâmar Mohamed, un musulman, devient secrétaire général du syndicat. Là, la loi du nombre avait également joué. La lutte des classes transcendait peu ou prou la situation coloniale. La proximité dans le voisinage a fait le reste, favorisant une forme de sociabilité entre les habitants de toutes les communautés : «Cela, comme beaucoup de Beni Safiens, je peux en témoigner. La différence était flagrante avec ce qu'il en était dans les autres agglomérations de la région. Néanmoins, quand je suis parti en France en 1950 et que je m'y étais installé, j'ai relativisé mon jugement. En France, avec les Français de là-bas, les relations étaient qualitativement supérieures. Et c'est là-bas que je me suis rendu compte de l'incongruité du fait que bien que copains avec des Français d'Algérie de mon âge, on ne jouait pas ensemble dans les mêmes équipes», témoigne Kacemi Yekhlef, 81 ans. Autre particularité de Beni Saf : à partir de 1919, parallèlement à l'activité minière, l'industrie de la pêche y prend une telle importance qu'elle lui vaut le titre de capitale algérienne de la pêche et du fer. Dix années plus tard, au 1er janvier 1930, le total des inscrits maritimes était de 172, dont aucun d'origine française, 82 d'origine espagnole, 5 d'origine italienne, un Israélite algérien, 44 Algériens sujets français, un Italien, 34 Espagnols et 15 Marocains. Cette autre réalité n'est également pas sans incidence sur la formation des consciences. En effet, dans le monde de la pêche, du moins sur les embarcations, le salariat n'existe pas, comme jusqu'à aujourd'hui d'ailleurs. Les Espagnols avaient rapporté leur mode de rétribution. Chaque embarqué était payé à la part sur la pêche réalisée, chacun en fonction du poste qu'il occupait : « Là, il n'y a pas de triche, pas de ségrégation, pas comme dans les quelques fermes alentour où, quel que soit le mérite et le dévouement de l'Arabe à l'exploitant, c'est l'Espagnol qui est nommé contremaître», se rappelle M. Kacemi. Ainsi, à Beni Saf, essentiellement ville d'ouvriers, de pêcheurs, de petits artisans et de commerçants, les communautés se coudoyaient. «On se respectait. On se rendait visite particulièrement au moment des fêtes ou des décès. J'avais des copains français, mais il y avait quand même deux écoles pour Français mieux loties en tout par rapport à celles qui accueillaient les ‘ticos', les indigènes, Marocains et Espagnols. Les juifs, eux, faisaient essentiellement affaire avec les ruraux qu'ils fournissaient en crédits de campagne en nature et auxquels ils achetaient les récoltes. Car, là où il y avait l'Arabe, il y avait le juif et vice-versa.» Avec les Européens, il y eut même quelques mariages mixtes. Zoubida Boubekeur, d'origine espagnole et épouse de Sayah Ali (ex-international de basket), qui va aujourd'hui sur ses 95 ans, témoigne : «Il y avait effectivement une bonne entente entre les communautés et les individus.» Elle note que les premiers replis sociaux et identitaires ont commencé avec le règne du pétainisme, sur lequel la petite bourgeoisie locale s'est appuyée pour affirmer une position dominante dans une ville jusque-là de gauche. «Les juifs avaient été déchus de la nationalité française et dépouillés d'une grande partie de leurs biens, la misère et le chômage induit par la Deuxième Guerre, tout cela a introduit la méfiance entre les gens.» A la fin de la guerre en Europe et ses répercussions sur l'économie extravertie d'une ville portuaire, la gauche reprend le dessus. Par ses capacités de mobilisation, elle fait de l'ombre aux partis nationalistes. Elle absorbe toute l'énergie contestataire alors engagée dans les luttes sociales, ce qui mettait au second plan la revendication nationaliste. Les élites « musulmanes » sont engagées dans la CGT, le PCF et la SFIO. Djelloul Berrehiel, un militant d'alors de ce parti, dans son témoignage publié dans la revue « Europe » en avril 1962 sous la signature de Michel Launay, un ami de l'Algérie qui l'avait interviewé l'été 1961 à Oujda, déclare qu'il a fallu que Ferhat Abbas vienne en 1946 à Beni Saf pour que la situation évolue localement sur la question nationaliste. Selon Berrehiel, Ferhat Abbas avait réuni tous les musulmans et leur a dit en substance : « C'est une honte, vous êtes au parti socialiste, au parti communiste, à la CGT, et vous ne vous réunissez pas entre musulmans, même après qu'on vous fait des affronts ». C'est d'ailleurs, l'UDMA qui s'implanta en premier en 1947 et qui demeura le parti nationaliste dominant à Beni Saf contrairement à la région du Témouchentois où c'est le PPA-MTLD, l'aile plus radicale du mouvement nationaliste, qui était majoritaire. A Beni Saf , les partis «européens» et le syndicat continuaient à faire illusion en captant une bonne partie des énergies. D'ailleurs, explique Berrehiel, dans l'intervalle de 1955 et le déclenchement en 1956 des premières opérations de guérilla, parce que moins suspecte pour les autorités coloniales, c'est dans ses environs que les unités de l'ALN s'étaient implantées et entraînées. Après le passage de Ferhat Abbas, ce sont les «badissis» qui, en 1948-49, entrèrent en action sur la question identitaire et religieuse, indique Kacemi : « Ils ont en particulier mis en garde les musulmans de prier dans les mosquées dont l'imam était fonctionnaire de l'administration coloniale. Ils ont édifié une médersa où les traditionnelles ‘h'sira' (nattes en alfa) et les tablettes en bois ont été remplacées par un tableau noire, des tables et des chaises ». Lorsqu'en 1956, des fermes ont commencé à être incendiées à travers le Témouchentois, à Beni Saf c'est contre Mokta que les attentas ont porté. Les mineurs fournissent le gros des troupes des « rebelles ». On n'était plus dupe du système colonial qui faisait que, grâce au système des deux collèges, le maire fut l'inamovible M. Gonzales sur des décennies, même si cet élu jouissait d'une estime réelle au-delà des rangs de ses électeurs européens. Un divorce entre communautés, plus qu'entre individus, s'est installé. A la mine, les grèves ne sont plus le fait que des ouvriers musulmans, les non- grévistes seront les victimes collatérales des attentats ciblant Mokta, comme au 1er février 1957. A partir de 1958/59 relève Mme Sayah, beaucoup d'Européens plièrent bagage pour la France. Et dans cette dislocation, la communauté marocaine très importante numériquement avait choisi son camp. Elle l'avait affirmé même très tôt, en avril 1939, lorsqu'une amicale des citoyens français d'origine marocaine, présidée par un marocain d'El Asnam, a tenu son congrès à Beni Saf. Un rapport de police avait noté que « les notables musulmans » l'avaient boycotté. Et si cette frange de la population s'était reconnue algérienne et qu'elle en avait payé le prix du sang pendant la lutte de libération nationale, il est également vrai que des Européens, une minorité, n'avaient pas cru en la cause de l'Algérie française. Ils en ont payé le prix comme les quatre membres de la famille Cohen dont Algérie 1962, l'été où ma famille a disparu, un documentaire d'Hélène Cohen qui circule actuellement à Beni Saf et qui en a ému plus d'un.