L'école et l'université sont accusées d'avoir contribué à l'appauvrissement de la perception esthétique des Algériens et, donc, d'avoir affaibli la critique littéraire et artistique. Existe-il un milieu littéraire en Algérie ?» La question est de l'universitaire et de l'auteur Benamar Mediène posée, mardi soir, lors d'un débat sur «La production romanesque et la critique», au 16e Salon international du livre d'Alger (SILA), qui se tient jusqu'au 1er octobre sous les chapiteaux à l'esplanade du 5 Juillet à Alger. Il a évoqué les amateurs éclairés qui, au XIXe siècle, en Europe, se retrouvaient dans les salons pour discuter des œuvres d'art et des écrits littéraires. En Algérie, il est évident qu'il n'existe aucun salon littéraire, café philosophique ou club d'amateurs d'art. «Les salons littéraires ont permis l'émergence d'auteurs qui étaient critiques d'art et de littérature en même temps. Des courants d'idées fantastiques y passaient. Cela existait dans des sociétés où la culture s'autonomisait et s'interpénétrait. Il y avait un multidialogue entre la peinture, la poésie, la musique et le roman», a observé l'auteur de Kateb Yacine, le cœur entre les dents. Selon lui, le développement de la critique littéraire est lié au mode de formation académique d'un pays, autrement dit, à l'enseignement des langues et des littératures dans les facultés. Il a précisé que l'analyse profonde des œuvres littéraires nécessite un certain apprentissage universitaire. Benamar Mediène s'est rappelé de l'enseignement des textes et de l'histoire qu'il avait assuré à l'université d'Oran. «C'était une mise en perspective, une mise en dialogue décalé entre les textes et les contextes historiques. J'avais constaté un intérêt considérable chez mes étudiants. Par exemple, on s'intéressait à travers les textes à la vie des Grecs avant Jésus Christ, à l'Egypte ancienne ou à la Chine. En Algérie, la curiosité intellectuelle a été mise à l'écart. C'est grâce à cette curiosité que l'édifice de la pensée se construit dans les domaines de la littérature et de la peinture. C'est grave », a-t-il constaté. L'appauvrissement de la perception esthétique des Algériens provoque, selon lui, un rétrécissement de la pensée elle-même. «La responsabilité de l'école et de l'université est engagée. Regardez la qualité iconographique des manuels scolaires, c'est affligeant ! Cela ne développe ni l'esprit critique ni ne provoque l'étonnement chez l'enfant ou même chez l'adulte», a-t-il relevé. Pour Mohamed Kacimi, l'émergence de la critique reste tributaire de l'existence d'une édition, de libraires, de lecteurs et des médias. «Nous sommes encore loin du compte», a-t-il dit. D'après lui, il n'existe aucune relation entre la critique littéraire dans la presse écrite et la vente des livres. Ce constat est fait à partir de l'exemple français. Par contre, la télévision continue à être un bon support pour la promotion du livre. Mohamed Kacimi a, toutefois, regretté la réduction des émissions littéraires sur le petit écran. «Bernard Pivot est un autre siècle ! », a-t-il dit à propos de l'animateur de la célèbre émission «Bouillon de culture». S'appuyant sur son expérience professionnelle auprès d'éditeurs français, l'intervenant a détaillé la production romanesque dans ses aspects techniques et financiers. «Dans le système français, le livre est divisé entre quatre bénéficiaires : l'éditeur, l'auteur, le diffuseur et le libraire. Ce dernier avec l'éditeur et le libraire prennent chacun 30% du produit de vente d'un livre. L'auteur ne prend que 10% dans le meilleur des cas. Ce qui fait que sur un livre de 10 euros, l'auteur n'aura qu'un euro. Un auteur bien coté chez les grandes maisons d'édition françaises ne touche que 3000 à 4000 euros d'à valoirs», a expliqué l'auteur de Le Jour dernier. A peine 60 à 70 auteurs français vivent, selon lui, directement de leurs plumes. Il a indiqué qu'un tirage moyen de livres en France, pour une population de 65 millions d'habitants, n'est que de 1000 à 1500 exemplaires. «A partir de 3000 exemplaires vendus, le livre est considéré comme un best-seller. Il y a quinze ans, il fallait que la vente dépasse les 10 000 pour parler de best-seller. En raison de la crise économique, le délai de vie d'un livre dans une librairie est passé de six à une semaine. Il est devenu plus intéressant de retirer un livre que de le stocker», a encore expliqué Mohamed Kacimi. Le journaliste et écrivain Arezki Metref, qui a pratiqué la critique littéraire dans les années 1980, a estimé que le travail des journalistes sur les livres doit se faire dans un climat où existent des prix littéraires et des compétitions. «Ce n'est pas le cas en Algérie. Cela rend l'exercice de la critique littéraire solitaire et aléatoire. Dans les années 1980, et probablement aujourd'hui, le seul lieu où il y avait la critique littéraire était l'université», a estimé l'auteur de Quartiers consignés. Evoquant la critique dans la presse algérienne, il a estimé que les journalistes ont tendance à «encenser» les écrivains connus. «Sinon, on démolit l'auteur. Mais, il ne trouve pas un mot sur le roman écrit. On s'intéresse à l'auteur, pas au livre. A l'évidence, il y a un problème de formation», a-t-il noté. D'après lui, la critique littéraire, dans les journaux, aurait tendance à chercher «le message politique» d'une œuvre. Il a rappelé l'attaque qui avait ciblé le roman La colline oubliée de Mouloud Mammeri, Mustapha Lacheraf fut parmi ceux qui avaient violemment critiqué cette œuvre. «Aujourd'hui, il y a le jugement, sinon l'exécution pure et simple d'une œuvre. La critique elle-même n'est pas en cause, mais tout un système. On ne peut pas avoir une presse performante dans un pays où presque aucun secteur ne l'est», a insisté Arezki Metref. Mohamed Kacimi a souligné que le supplément culturel hebdomadaire du journal libanais Ennahar est un modèle en matière de critique littéraire. Pour le romancier et journaliste Yahia Belaskri, la véritable critique littéraire en France n'est pas dans les grands médias, mais dans des revues spécialisées. «Le Figaro littéraire, Le Monde des livres, le supplément de Libération, qui ont pignon sur rue, ont tendance à évoquer toujours les mêmes auteurs», a-t-il noté. Selon lui, un membre du comité Goncourt a confié n'avoir pas lu le roman-fleuve de Jonathan Littel, Les bienveillantes, qui a eu le prix Goncourt en 2006 ! «L'année dernière, on a donné le Goncourt à Michel Houellebecq pour son roman La carte et le territoire qui, à mon avis, est le moins bon de ses livres. Quelque part, on a décidé que Houellebecq devait recevoir ce prix. Cela se passe au niveau d'un réseau constitué par les grands médias. Ce mois de septembre, 650 romans sont sortis en France. Et tout de suite, France Inter et Télérama ont publié la sélection des dix meilleurs livres. C'est incroyable ! Ont-ils eu le temps de lire tous les livres parus ?», s'est interrogé Yahia Belaskri. Le romancier vient de publier chez APIC.