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Quand on s'aventure à critiquer Israël, on prend beaucoup de risques Pascal Boniface. Directeur de l'Institut des relations internationales et stratégiques
Comment dirige-t-on un institut de recherche ? Comment produit-on du soft-power en 2014 ? Comment rester indépendant ? Les réponses du plus médiatique des directeurs de think-tank. -Dans la singularité de votre combat qui est d'imposer l'IRIS dans l'univers des think-tanks, que retenez-vous essentiellement dans cette démarche ? Je retiens un succès difficile. Un succès, parce que maintenant, un peu plus de vingt ans après sa création, l'IRIS est reconnu, apprécié, critiqué par certains, ce qui fait partie aussi du succès. Donc, on existe, on a eu une visibilité, et il y a un courant de sympathie et d'empathie autour de l'IRIS, puisque la plupart des gens - en tout cas, ceux qui sont honnêtes - reconnaissent non seulement la démarche d'originalité mais aussi d'indépendance de l'IRIS : indépendance par rapport au pouvoir politique et aux différents groupes de pression. Mais quand je dis que ça a été aussi un succès difficile, c'est parce que tout a été finalement acquis au prix de lourds combats. L'indépendance n'a pas de prix, mais elle a un coût : nous n'avons pas beaucoup de financements et nous évoluons dans un milieu compliqué. La recherche stratégique en France n'est pas très développée. -Comment avez-vous pu faire face à l'adversité, et qu'est-ce qui justifie cette difficulté de pouvoir imposer une institution comme la vôtre ? Je dirais qu'il y a eu deux phases. Celle où l'on est partis, avec Jean-Pierre Maulny, avec 20 000 francs de subventions en 1991, pour faire un livre - Analyses Stratégiques - et l'IRIS a grossi au fur et à mesure sans qu'on s'en rende compte nous-mêmes. Et l'équipe a grandi, on s'est développé. Et puis il y a eu 2001. Cette année-là, l'IRIS a failli disparaître suite à la note que j'ai faite au parti socialiste, selon laquelle la position sur le Proche-Orient n'était pas assez équilibrée. Non seulement un centre de recherche a failli disparaître pour avoir critiqué un gouvernement étranger -et pas son propre gouvernement !- mais une telle affaire n'a pas fait de vagues. Les journalistes et les universitaires ont même eu peur d'en parler ! Pour mon livre, Est-il permis de critiquer Israël ?, publié en 2003, j'ai quand-même eu sept refus d'éditeurs. Ce qui ne m'était arrivé sur aucun livre. Quand on s'aventure sur ce terrain, on prend beaucoup plus de risques que si on critique n'importe quel autre gouvernement dans le monde. -Comment fonctionne l'IRIS, pour forger cette analyse, cette vision et surtout ce décryptage, et cette aide à la décision ? Aujourd'hui, nous sommes une trentaine de collaborateurs permanents, une douzaine de chercheurs permanents et une trentaine de chercheurs associés, qui ne sont pas là à temps plein. Le critère de choix, c'est bien sûr la compétence. Je ne leur demande pas de penser comme moi. Quand on embauche un chercheur, c'est qu'on estime qu'il est capable de gagner des appels d'offres qui nous permettent de vivre. Ensuite, chacun garde sa liberté. Il est arrivé, parfois, que deux chercheurs de l'IRIS expriment – parfois, le même jour – deux points de vue différents sur le même sujet. Et ça me va très bien. Il n'y a pas un point de vue officiel de l'IRIS. Moi, j'ai mes propres convictions que j'exprime librement, et jamais je n'irai imposer à un chercheur de s'exprimer dans tel ou tel sens. Je suis suffisamment sûr de ce que je pense pour ne pas avoir peur d'être bousculé dans mes convictions, y compris par des gens de mon équipe. Le milieu de la recherche est un milieu très spécial. Si on veut des gens compétents, il faut des gens originaux. C'est-à-dire des gens qui ne se mettent pas au garde-à-vous, y compris face au directeur de l'institution. Et donc, il faut accepter cette critique. -Alors que l'on voit émerger un nouvel ordre, comment peut-on réfléchir et dégager les enjeux d'un changement de paradigme ? Il faut voir large, prendre du recul, ne pas avoir de certitudes. On peut avoir des convictions, mais il faut qu'elles soient soumises au doute, remises en question très largement, et pour ça, rien ne vaut le débat collectif, discuter avec des gens avec lesquels vous n'êtes pas d'accord, parce que le piège, c'est de s'enfermer dans un consensus où les convertis prêchent les convaincus. Toujours questionner son propre savoir, et bien comprendre, aussi, que pour les questions géopolitiques, il faut faire appel à différentes sources du savoir : la géographie, mais aussi l'histoire, l'économie, les sciences sociales, les questions militaires, la science politique, etc. -A ce niveau d'observation, produit-on du soft power ? Bien sûr ! Vous avez un combat d'idées au niveau international. Chaque pays a des stratégies d'influence, essaie d'avancer son pion, parce que dans un monde globalisé, l'opinion est devenue un facteur- clé des relations internationales. Vous ne pouvez plus, aujourd'hui, faire une politique internationale contre l'avis de votre propre opinion, et pas non plus contre l'avis de l'opinion mondiale. Les Etats-Unis ont subi un choc d'impopularité très fort après la guerre d'Irak de 2003, ce qui a expliqué en grande partie l'arrivée d'Obama au pouvoir. Et même si Israël ne tient guère compte des mouvements d'opinion extérieurs, la dernière guerre de Ghaza a été une perte de popularité pour Israël qui pose question. Nous, think-tanks, nous participons à tous ces débats, et dans toutes les prises de position que nous faisons, à ce soft power. -La France est la 5e puissance du monde, mais c'est une puissance en état d'affaiblissement. Comment peut-elle être encore audible ? Nous avons perdu la rente de situation spécifique que nous avions pendant la guerre froide. Cette position spécifique – alliés indépendants des Etats-Unis –, dans un clivage Est-Ouest, nous donnait une place tout à fait particulière et très populaire dans le monde. Bizarrement, la fin du monde bipolaire, que la France appelait de ses vœux, lui a coûté. Par ailleurs, nous souffrons également et globalement du fait que le monde occidental n'ayant plus le monopole de la puissance, et la France, étant quand même en grande partie un pays occidental, subit cette érosion. En même temps, je constate au cours de mes voyages sur les cinq continents que l'on donne toujours à la France cette capacité de penser de façon globale. On voit toujours la France un peu comme une «puissance particulière», qui n'est pas tout à fait comme les autres. Nous devons travailler cette spécificité : sur l'ensemble des sujets, du réchauffement climatique à la lutte contre le trafic de matières premières, en passant par la fracture numérique et la lutte contre les pandémies, la France est toujours légitime pour s'exprimer et pour parler. -Quelle est la place de l'Afrique ? Sans être un spécialiste de l'Afrique, je peux dire qu'à l'afro-pessimisme des années 1990 a succédé un afro-optimisme. On voit que l'Afrique est entrée de plain-pied dans la mondialisation, et que, sur l'ensemble des grands défis – écologiques, économiques, numériques, matières premières, santé publique, démographie –, elle est au centre. Je pense que l'Afrique est le continent du futur de la mondialisation, comme l'Asie l'a été dans les années 1980-90. Ça n'est plus l'Afrique de papa. On voit que l'Afrique est courtisée par des anciens amoureux qui reviennent, comme les Européens ou les Américains, mais aussi par des nouveaux soupirants, comme le Brésil, la Chine, le Japon. Le fait que l'Afrique soit courtisée de façon multiforme et multipolaire montre bien l'intérêt de ce continent et la place centrale qu'il occupe.