Expurgé des informations les plus sensibles, le rapport en question critique très sévèrement et avec d'insoutenables détails, les méthodes de torture de la CIA dans le cadre de la «guerre contre le terrorisme» après les attentats du 11 septembre 2001. Il révèle, en outre, que les techniques renforcées d'interrogatoire de la CIA «n'ont pas été efficaces» et ont été «bien pires» que ce que l'agence d'espionnage avait reconnu jusqu'à présent. Ce qui a été rendu public n'est, faut-il le rappeler, qu'un résumé de 500 pages du contenu d'un document de 6000 pages. La réalité des pratiques de la CIA est probablement plus sordide. Ceci dit, l'opinion mondiale a déjà pu se faire une idée précise concernant les méthodes de l'armée américaine après les révélations sur le scandale de la prison d'Abou Ghraib en Irak, du pénitencier de Guantanamo ou des prisons secrètes de la CIA. Dans l'un des passages de leur rapport, les enquêteurs du Sénat accusent, par exemple, l'Agence centrale américaine de renseignement d'avoir soumis 39 détenus à des techniques brutales pendant plusieurs années, dont certaines n'étaient pas autorisées par l'Exécutif américain. «La CIA a employé ses techniques d'interrogatoire renforcées à répétition pendant des jours et des semaines», décrit le rapport. Les détenus ont été, ajoute-t-on, jetés contre les murs, dénudés, placés dans des bains glacés, empêchés de dormir pendant des périodes allant jusqu'à 180 heures. Ce n'est pas tout. Des détenus ont été soumis au «rectal feeding» (alimentation rectale), un procédé par lequel des aliments sont introduits dans l'anus, y compris même quand cela n'était pas requis par des besoins médicaux. D'autres prisonniers, détenus par erreur, ont été soumis à de longues périodes de torture avant d'être relâchés. La liste des procédés de torture est aussi terrifiante que longue. Les mensonges de la CIA Lors de la présentation de ce rapport, la présidente de la commission du renseignement, la sénatrice démocrate de Californie Dianne Feinstein, a précisé qu'«à aucun moment les techniques d'interrogatoire renforcées de la CIA n'ont permis de recueillir des renseignements relatifs à des menaces imminentes, tels que des informations concernant d'hypothétiques “bombes à retardement” dont beaucoup estimaient qu'elles justifiaient ces techniques». Le Sénat a commencé à s'intéresser au programme de torture de la CIA à la suite des révélations, en 2007, de la destruction des vidéos montrant les détenus subissant le «supplice de la baignoire» – ou simulation de noyade –, une méthode de torture qui consiste à bloquer les voies respiratoires du détenu par un linge mouillé régulièrement aspergé. Autre scandale, le rapport accuse la CIA d'avoir «menti», non seulement au grand public mais aussi au Congrès et à la Maison-Blanche, sur l'efficacité du programme, notamment en affirmant que ces techniques avaient permis de «sauver des vies». Le sixième point du rapport – qui en compte vingt – établit, par ailleurs, que «la CIA a activement évité ou empêché la supervision du programme par le Congrès». Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que la direction la CIA court circuite l'Exécutif. L'histoire récente des Etats-Unis montre que cette agence a souvent fonctionné comme un Etat dans l'Etat. Pendant des années, elle n'a rendu de comptes à personne. L'opinion doit savoir Juste après la publication du rapport, le président Barack Obama a dénoncé des méthodes «contraires» aux valeurs des Etats-Unis. «Ces techniques ont fortement terni la réputation de l'Amérique dans le monde», a expliquéé M. Obama, qui avait, dès son arrivée à la tête du pays, en janvier 2009, officiellement mis fin à ce programme de torture lancé par son prédécesseur, George W. Bush. De plus, il a promis de tout faire pour que ces méthodes ne soient plus jamais utilisées. «Aucune nation n'est parfaite mais une des forces de l'Amérique est notre volonté d'affronter ouvertement notre passé», a-t-il souligné. Le président américain a jugé, lundi, que la publication de ce rapport était utile, «pour permettre aux gens aux Etats-Unis et à travers le monde de comprendre exactement ce qui s'est passé». De son côté, le patron de la CIA, John Brennan, a admis que l'agence avait commis des erreurs en utilisant la torture comme méthode d'interrogatoire, mais contredit le rapport du Sénat, insistant sur le fait que cela avait permis d'empêcher d'autres attentats, après le 11 Septembre. Selon lui, une enquête interne menée par la CIA a mis en lumière que les interrogatoires poussés contre des suspects de terrorisme avaient «permis de récupérer des renseignements qui ont permis d'empêcher des attentats, de capturer des terroristes et de sauver des vies». Impunité à Washington Ainsi qu'il fallait sans doute s'y attendre, plusieurs responsables républicains ont immédiatement dénoncé un rapport partisan, une «réécriture d'événements historiques», selon un communiqué de Mitch McConnell, chef des sénateurs républicains, et du vice-président républicain de la commission du renseignement, Saxby Chambliss. De nombreux républicains disent craindre que la transparence ne donne du grain à moudre aux «ennemis» de l'Amérique, et suscite des représailles. Mais si la publication de ce rapport accablant montre que malgré toutes ses imperfections, la démocratie américaine fonctionne, il reste que le principal point noir du dossier de la torture au sein de la CIA est l'impunité. Malgré qu'il soit établi maintenant que cette agence d'espionnage a systématisé la torture ces 10 dernières années, aucune poursuite n'a été en effet engagée contre ses responsables alors que la loi américaine interdit le recours à cette pratique. La cause ? En 2012, le ministre de la Justice, Eric Holder, avait annoncé qu'aucune charge ne pourrait être retenue contre les membres de la CIA ayant effectué des actes de torture. L'ex-président George W. Bush, l'ancien vice-Président Dick Cheney, l'ancien ministre de la Défense Donald Rumsfeld et l'ancien directeur de la CIA George Tenet qui ont donné leur feu vert à l'utilisation de la torture, ne sont également pas inquiétés. Pourtant, ils sont politiquement responsables de la dérive. Ce constat discrédite, à coup sûr, tous les sermons moralisateurs sur les droits de l'homme et la justice que donne régulièrement Washington au reste du monde.