Pour justifier sa guerre « préventive » contre l'Irak — lancée en mars 2003 sans l'aval du Conseil de sécurité de l'ONU —, l'Administration Bush a dû échafauder un arsenal argumentatif à trois modules : le premier, amarré à la « guerre contre la terreur », avait trait aux liens qu'auraient tissés Saddam Hussein avec Al Qaîda avant le 11 septembre ; le second, rattaché à la lutte contre « l'axe du Mal », visait les ADM, ces fameuses armes de destruction massive que le dictateur irakien était supposé détenir ; le troisième, relié à la logorrhée messianique, concernait la démocratisation de l'Irak qui devait entraîner, telle une vague déferlante, l'ensemble des autocraties arabes. En dépit de sa sophistication, la batterie a manqué sa cible à chaque fois. Reposant sur une rumeur, le premier module est tombé aussitôt après avoir été lâché : en dépit de la propagande de Fox News et des effets de manchettes du Weekly Standard - l'organe de référence des néoconservateurs américains -, la rumeur d'une rencontre à Prague, en juin 2001, entre Mohammed Atta et un agent secret irakien, n'a pas fait long feu, le terroriste d'Al Qaîda se trouvant à la même période sur les côtes de Floride pour y suivre une formation en pilotage aéronautique. La deuxième charge, noyau central de l'arsenal, s'est révélée être un artifice : exposé le 5 février 2003 au Palais de verre à coups de photos satellites montrant des tubes d'aluminium à usage censément nucléaire, le smoking gun était pour ainsi dire trop gros pour emporter l'adhésion des membres du Conseil de sécurité. Comme devait le confesser M. Kelly, expert dans les questions de prolifération nucléaire auprès du ministère de la Défense britannique, à un journaliste de la BBC, le 22 mai - avant de se donner la mort deux mois plus tard -, le dossier des armes irakiennes de destruction massive avait été gonflé (« sex up ») à la demande du cabinet Blair. Outre le scandale, la révélation venait surtout accréditer les rapports de l'Agence internationale de l'énergie atomique et la Commission de contrôle des Nations unies (Cocovinu), lesquels affirmaient, au terme de plusieurs années d'inspection, l'absence en Irak de toute trace d'armes de destruction massive. L'épreuve de terrain n'a pas tardé à ruiner le peu de crédibilité qui restait aux zélotes va-t-en-guerre : depuis la chute du régime de Saddam Hussein à ce jour, pas l'ombre d'une preuve n'a été avancée par la puissance occupante pour étayer sa thèse sur l'existence des ADM en Irak. Aussi, pour faire oublier les démentis cinglants infligés à ces arguments stratégiques et tenter de contenir sa chute dans les sondages, Bush devait-il impérativement élaborer un objectif digne des idéaux américains : la « libération » de l'Irak et sa transformation en une démocratie libérale. A moins d'un mois du lancement de l'offensive préemptive, le président George W. Bush est venu présenter son projet devant l'American Entreprise Institute [l'institut d'initiative américain], l'un des plus influents think-tanks néoconservateur et philo-israélien aux Etats-Unis - auquel il reconnaît bravement lui avoir « emprunté » 20 membres pour le compte de son Administration. L'argument - dont le prosélytisme fait tache d'huile dans la politique suivie par les Etats-Unis dans la région, du coup d'Etat fomenté par la CIA et le MI6 contre le gouvernement démocratique et parlementaire iranien de Muhammad Mossadegh en 1953 à la guerre du Koweït de 1991 en passant par le pacte scellé en février 1945 entre le président Roosevelt et le roi Abd Al Aziz Ibn Saoud à bord du croiseur USS Quincy et le soutien apporté à Saddam Hussein tout le long de la décennie 1980 - est en passe de connaître un sort similaire aux deux précédents mensonges : le désaveu. Le programme arrêté par les stratèges de la Beltway, pour ambitieux qu'il puisse paraître, pose plus de problèmes qu'il n'en résout. Si l'objectif de la chute du régime de Saddam était inscrit en priorité dans l'« agenda secret » des faucons de Washington bien avant le 11/9, celui de la « démocratisation » de l'Irak ne l'était guère. Dans le rapport stratégique élaboré en 1996 par Richard Perle, Douglas Feith, Lewis Libby, David Wurmser (devenus depuis l'arrivée de George W. Bush à la Maison-Blanche respectivement conseiller du secrétaire d'Etat à la Défense, numéro trois du Pentagone, directeur de cabinet du vice-président Dick Cheney et conseiller de John Bolton) à l'attention du Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, il n'était pas question de démocratisation de l'Irak mais bien plutôt de l'élimination du régime de Saddam, posée comme un préalable à la transformation du Moyen-Orient. Beaucoup d'observateurs ont souligné l'alignement opéré par l'Amérique de Bush sur Israël. Cette orientation était inscrite dans le fameux document A Clean Break : A New Strategy For Securing the Realm [une franche rupture : nouvelle stratégie pour la sécurité du royaume] dont les rédacteurs sont en charge, depuis janvier 2001, de la politique américaine au Moyen-Orient. Les auteurs du rapport mettent l'accent sur l'importance, pour Israël et les Etats-Unis, d'avoir une « conception partagée de la paix par la force », conseillant au chef du gouvernement israélien de recourir à un langage « auquel les Américains sont habitués en exploitant les thématiques des Administrations américaines du temps de la guerre froide qui s'appliquent parfaitement à Israël ». Aussi, interviewé par une chaîne de télévision américaine au lendemain du 11 septembre, Nétanyahou devait-il impudemment lâcher : « C'est une bonne chose pour Israël. » Le faucon israélien savait de quoi il en retournait : la similitude des intérêts américains et israéliens n'en est depuis que plus nettement établie. L'affinité élective entre néoconservateurs et néosionistes est bien plus troublante encore : interrogé sur sa référence doctrinale, le président Bush avouait au New York Times que The Case for Democracy. The Power of Freedom to Overcome Tyranny and Terror (2004) constituait « l'ADN de sa présidence ». « Si vous voulez une idée de ma conception de la politique étrangère, lisez le livre de Nathan Sharansky. Il vous aidera à comprendre beaucoup de décisions qui seront prises ou qui l'ont été », précisait-il ailleurs. L'auteur, dissident soviétique immigré en Israël, a était ministre dans le gouvernement d'Ariel Sharon avant de remettre sa démission en signe de protestation contre le retrait israélien de la bande de Ghaza. Percevant le monde arabe sous le prisme déformant d'un patchwork d'ethnies, de tribus et de confessions, le théoricien israélien quasi officiel du projet américain de Grand Moyen-Orient préconise l'instrumentation de ces lignes de failles dans une stratégie dite du « déstabilisation constructive ». En dépit des échecs lourds de conséquences, rien ne semble arrêter cette stratégie de déstabilisation, ni l'effroyable bain de sang irakien ni les abominables crimes de guerre perpétrés par la machine de guerre israélienne au Liban. Ou le cadeau de Bush à Ben Laden.