- Une vive polémique s'est développée autour de votre livre «Tèn kel S'beiba, fi mà'na sha'ïrat Achoura bi-wahat Djanet». Voulez-vous bien éclairer nos lecteurs sur les dessous de cette affaire ? Confirmez-vous que votre livre est actuellement censuré ? Il s'agit effectivement de censure, mais pas dans le sens classique ou systémique du terme. Mais il y a lieu de dénoncer un agissement pire encore, car quoi de plus ignoble que détruire un livre ? Il s'agit de quelques exemplaires encore disponibles à la bibliothèque du centre et qui sont actuellement officieusement sous séquestre. On m'avait effectivement «suggéré» de les tronquer de quelques passages, cela revient à arracher une page par exemplaire. C'est insensé. Je compte bien sur la solidarité de mes pairs et de l'opinion publique pour se mettre au travers de cette entreprise de censure et que cette affaire puisse faire une sorte de jurisprudence dans les milieux des conseils scientifiques afin de parer à toute nouvelle tentative de brider la recherche et attenter à la liberté académique. - De plus, le livre en question a bel et bien été édité et distribué avec l'accréditation du comité scientifique il y a de cela deux ans.Vos collègues peuvent-ils remettre en cause leur propre caution et vous intimer l'injonction de retirer le livre ? Je crains que le conseil scientifique ne se réunira pas de sitôt, car sur le plan organisationnel il faudra d'abord élire les membres pour ensuite revenir établir une date pour une prochaine session, cela peut encore prendre du temps. Or, il s'agit d'une question d'urgence, et face à la polémique actuelle j'estime qu'on n'a pas le droit de laisser traîner de tels amalgames, sans craindre que cela engendre des conséquences encore plus graves. Moi-même je revendique mon droit à la réparation, mais le plus urgent et le plus sage serait de bien communiquer avec ces jeunes induits en erreur, nous devons prendre ce genre d'agissements dangereux au sérieux, car attiser les haines et manipuler des jeunes gens ne fera que mener la société vers la violence et les dérives les plus fâcheuses. Que les gens qui sont derrière ces manipulations cessent cette pratique politicienne honteuse. Le pire, c'est que ces gens qui ne lisent pas sont passés maîtres dans l'art de sortir des propos de leur contexte. Je défie ceux qui critiquent mon travail qu'ils condescendent et viennent débattre du contenu de mon livre en public et toute liberté. Le livre est là et il recèle les résultats d'un travail académique. Il a effectivement été édité par le CNRPAH en 2013 et distribué avec l'aval du comité scientifique. Le livre était dans les circuits depuis près de deux ans, et exposé au Salon du livre et ailleurs. Il — le livre — a été à juste titre accueilli avec enthousiasme et particulièrement dans la région de Djanet où un nombre d'exemplaires conséquent a été distribué par les services du ministère de la Culture lors de la célébration du rituel de la Sbeiba. Je me souviens également qu'un grand nombre d'étudiants et de jeunes instruits de la région m'ont félicité à l'époque pour l'intérêt que je porte à la préservation de ce patrimoine culturel. Pourquoi reviendraient-ils deux ans après le remettre en cause ? S'agit-il des mêmes personnes ? Je n'en suis pas sûr, mais des échos me sont parvenus évoquant des personnes venues d'Alger semer la zizanie parmi les humbles et les moins instruits tout en exploitant leur fougue. Je ne veux accuser personne sans preuves irréfutables pour l'instant, car j'estime que le véritable service à rendre à ces jeunes serait de les accompagner par un discours pédagogique serein au lieu de sous-estimer leur intelligence et attiser leurs frustrations. De l'avis des plus sages de la région, mon travail est perçu comme un fier service rendu aux nouvelles générations par la préservation de cet héritage culturel, un éclairage pour une meilleure identification identitaire. D'autant plus qu'aucune étude sérieuse n'a été effectuée auparavant sur cet héritage menacé de disparition si l'on ne s'attelle pas à le préserver et l'étudier avec application. c'est le fruit d'un travail en immersion de près de deux décennies, durant lesquelles j'avais tissé des liens très forts avec des communautés pourtant extrêmement réservées, mais aussi sages et tempérées. - Avez-vous tenté de communiquer avec les signataires de la pétition qui accusent votre livre ? Malheureusement, les gens qui ne détiennent pas des arguments recevables évitent la confrontation, d'autant plus qu'un grand nombre de signataires étaient induits en erreur, n'ont pas lu le livre et d'autres encore avaient signé sans savoir de quoi il s'agissait. J'ai préféré prendre langue avec les jeunes plus sages et braves de la communauté locale, j'ai également discuté longuement avec les sages dans une zaouïa connue. Je suis arrivée à les convaincre de la malhonnêteté de mes protagonistes et ils ont été compréhensifs et respectueux du travail qui consacre le savoir et sa transmission. Ils m'ont assuré de toute leur solidarité, je suis l'une des leurs et je compte continuer à vivre et à travailler parmi eux. Car il reste encore à faire de grands travaux de recherche sur d'autres questions propres à cette région qui recèle des trésors en matière de patrimoine universel. D'autre part, je voudrais renvoyer aux signataires de cette pseudo lettre d'indignation la mienne propre et les confondre devant l'opinion et la communauté scientifique pour qu'on puisse établir qui de nous a été calomnié véritablement. J'ai subi une honteuse campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux, des accusations sans fondements et, le pire, c'est de ne pas pouvoir me défendre dans ces espaces où, l'anonymat aidant, conforte les malveillances et galvanise les animosités. Je renvoie ces gens-là et ceux qui ont été induits en erreur en diffamant ma personne sans même savoir de quoi il en revient, je les renvoie tous vers les véritables habitants de Djanet et mes hôtes de ksar El Mihan en particulier, une communauté qui m'avait ouvert la porte de son intimité il y a de cela dix-huit ans. Comment pourrais-je nuire ou compromettre la dignité de ces gens-là ? Ce sont les miens, ma famille ! Mes filles sont touaregues, mes meilleures amies sont d'humbles femmes avec lesquelles je partage l'intimité d'une amitié indéfectible, elles me font confiance et ce sont bien elles qui me livrent les secrets les plus intimes sur leurs traditions, leurs origines, leurs valeurs qui sont aussi les miennes. Car, à côté de mon statut de chercheure, il est de mon devoir désormais d'être la gardienne de la mémoire de ma nouvelle communauté d'adoption. On a voulu inverser les rôles en me faisant passer pour une calomniatrice, alors que c'est moi-même qui suis victime. Avec le soutien des miens, je m'efforcerai de contrecarrer les entreprises de ceux qui veulent détruire mes travaux et réduire notre mémoire à néant.