Pour Slimane Bédrani, professeur à l'ENSA (Ecole nationale supétieure d'agronomie) et directeur de recherche au CREAD, ce sont les conseils de filière qui devraient organiser la régulation des marchés agroalimentaires en organisant les filières car, estime-t-il, l'Etat joue très imparfaitement son rôle de garant du fonctionnement concurrentiel des marchés. - Comment voyez-vous le marché des produits alimentaires en Algérie en 2015 avec la dépréciation du dinar et la chute des cours du pétrole sur le marché international ? La dépréciation du dinar va rendre plus chers les biens et services importés sur le marché intérieur. La chute des cours du pétrole a diminué de façon importante les recettes de l'Etat. Si la chute persiste au cours de 2015 — ou même si les prix se stabilisent autour des 40-50 dollars le baril —, il sera difficile à l'Etat de couvrir ses dépenses incompressibles à la fois de fonctionnement et d'investissement. L'Etat sera probablement obligé de dévaluer davantage la monnaie (pour freiner les importations en les rendant plus chères) et de taxer plus fortement certaines importations (toujours dans le même but). Dans ce contexte, le marché des produits alimentaires se comportera de façon différente selon que les produits alimentaires sont ou non soutenus par l'Etat. Pour les produits soutenus par l'Etat (pain, lait,…), il semble que le gouvernement continuera à les soutenir au même niveau qu'actuellement, même si tout le monde sait que cela est aberrant à la fois sur le plan économique et sur le plan social. Sur le plan économique parce que les prix très bas (souvent bien en dessous des prix de revient) non seulement incitent au gaspillage et au détournement des produits vers l'alimentation animale, mais aussi parce qu'ils habituent les citoyens à des comportements de facilité et développent chez eux la mentalité d'assistés. Sur le plan social, d'une part, parce qu'il est injuste que les subventions bénéficient indifféremment à toutes les classes de revenus et, d'autre part, bénéficient aux maffieux de la contrebande aux frontières. Il vaut mieux subventionner l'investissement dans l'amélioration de la productivité agricole plutôt que de subventionner de façon non raisonnée tous les consommateurs. Cela permettrait d'accroître l'offre agricole, ce qui induirait à la fois la baisse des prix et la diminution de notre dépendance à l'égard de l'étranger (donc une économie de devises étrangères). Pour les produits non soutenus par l'Etat, l'augmentation des prix sera générale du fait de la dévaluation du dinar. Mais cette augmentation sera différente selon que les denrées alimentaires sont produites en Algérie ou importées pour être revendues en l'état. Les aliments produits en Algérie connaîtront une augmentation de leurs prix qui sera proportionnelle à la valeur des intrants et des équipements importés qu'aura nécessité leur production. Quant aux produits importés pour être revendus en l'état, ils verront leurs prix augmenter plus fortement non seulement à cause de la dévaluation, mais aussi parce que, probablement, ils connaîtront une hausse des droits de douane qui leur seront appliqués dans le but d'en freiner l'importation. - Comment assurer une meilleure régulation du marché dans une telle situation ? Les politiques de régulation consistent en des interventions de l'Etat soit pour corriger les imperfections du marché, soit pour encourager la production d'un bien jugé stratégique par la collectivité nationale. Une meilleure régulation demande principalement de l'Etat qu'il assure le mieux possible le fonctionnement concurrentiel des marchés (éviter la formation de monopoles ou d'oligopoles, assurer la transparence des transactions, combattre énergiquement le marché informel,…). Jusqu'à présent, les marchés agricoles et alimentaires fonctionnent mal et donc au détriment à la fois des producteurs et des consommateurs. Et cela parce que l'Etat ne joue que très imparfaitement son rôle de garant du fonctionnement concurrentiel des marchés non seulement agroalimentaires, mais aussi de tous les marchés. Les marchés de gros des fruits et légumes sont opaques, les commerçants (qu'ils soient de gros ou de détail) n'affichent pas les prix, l'informel est la règle générale. Le Système de régulation des produits agricoles de large consommation (Syrpalac) a été une tentative louable du ministère de l'Agriculture pour satisfaire les producteurs en cas de chute des prix à la production et maintenir des prix raisonnables pour les consommateurs en période de soudure. Mais ce système s'est avéré inefficace, au moins pour les consommateurs, les prix à la consommation ayant été toujours relativement élevés en période de soudure. Le système a surtout profité aux propriétaires des chambres froides qui ont revendu la pomme de terre aux prix et aux moments qui les arrangeaient le mieux, comme on l'a constaté au cours de ces derniers mois. Il semble que les stockeurs n'ont mis sur le marché leurs stocks non pas au moment de la rareté sur le marché, mais au début de la récolte suivante, déprimant ainsi les prix de cette récolte et entraînant ainsi les producteurs à recourir de nouveau au Syrpalac afin qu'ils trouvent un débouché auprès des stockeurs qui voient ainsi leur juteux business se pérenniser. Coûtant cher au budget de l'Etat — et vu la baisse des recettes de celui-ci — ce système devrait disparaître dès 2015. Il pourrait être remplacé par un système qui devrait être organisé et financé par les opérateurs de la filièreb de la pomme de terre. En effet, cette filière dégage globalement suffisamment de profit pour prendre en charge elle-même sa propre régulation à travers la mise en place d'un système coopératif performant. A notre avis, ce sont les conseils de filière (pour la pomme de terre, le Conseil national interprofessionnel de la pomme de terre (Cnifpt) qui — parce qu'ils regroupent en leur sein l'ensemble des parties prenantes de chaque filière — devraient organiser la régulation des marchés agroalimentaires en organisant les filières. Les conseils pourraient susciter la création de coopératives de commercialisation qui se doteraient de capacités de stockage et de transformation, pour le plus grand profit des producteurs. Ils pourraient, régulièrement, faire réaliser des études de marché qui leur donneraient des éléments pour conseiller les producteurs quant aux superficies à mettre en culture par saison et par région. En résumé, les interventions de l'Etat avec le système Syrpalac pour la pomme de terre (ou d'autres produits agricoles) ou avec le système de soutien à la production de lait cru sont non seulement extrêmement coûteuses pour le Trésor public, mais relativement peu efficaces quant à l'atteinte des objectifs qu'elles visent. Ces interventions déresponsabilisent les acteurs des différentes filières et transforment les conseils de filière et les Chambres d'agriculture en éternels quémandeurs de soutiens multiformes de l'Etat «vache à lait». C'est aux organisations professionnelles agricoles (Chambres d'agriculture, conseils interprofessionnels, coopératives agricoles, associations agricoles,…) de prendre en charge — certes avec l'aide de l'Etat (mais pas forcément financière) — l'organisation des différentes filières et leur animation.