Un roman plein d'invention, écrit par un talentueux chroniqueur, qui revisite un grand texte de la littérature mondiale écrit en Algérie… Non, il ne s'agit pas de Meursault contre-enquête, car si Kamel Daoud revisite L'Etranger, d'Albert Camus, Chawki Amari cherche l'inspiration un millier d'années et quelques siècles auparavant dans l'œuvre d'Apulée de Madaure (123-170). En effet, pour son dernier roman, notre chroniqueur s'inspire, excusez du peu, d'un des premiers récits romanesques de l'histoire de l'humanité, sinon le premier. L'Âne mort n'est pas à proprement parler une réécriture de L'Âne d'or, mais un récit contemporain d'une écriture très libre qui croise, dialogue et pastiche allègrement le texte antique. L'intertextualité est le maître mot du roman de Amari qui regorge de références. Non seulement à des œuvres littéraires mais également à des théories scientifiques et philosophiques ou encore à des textes mystiques… L'auteur use d'un savant mélange entre récit et discours, entre péripéties et réflexions absurdes ou profondes (souvent les deux à la fois). Par ailleurs, L'Âne mort esquisse, en passant, une petite monographie asinienne. Un peu à la manière d'Hermann Melville dans Moby Dick, Amari nous dit tout de l'âne, sa vie, son œuvre et ses symboliques. La comparaison avec Moby Dick s'arrête là, car si la baleine blanche est l'objet de la quête d'Achab, l'âne est plutôt le lourd fardeau que traînent les protagonistes du roman de Chawki Amari : trois adolescents de quarante ans, Tissam, Lyès et Mounir, menant une vie algéroise d'une insoutenable légèreté. Pour y mettre du poids, ils décident de devenir riche et optent pour le «n'importe-export». Meilleur moyen de s'enrichir en usant d'un minimum d'efforts et d'éthique. En quête d'un coup de pouce pour commencer, ils se rendent chez un riche commissaire à la retraite. En l'attendant, autour de sa somptueuse piscine, ils s'amusent avec son âne, Zembrek, l'être le plus cher au cœur du commissaire Bernou. Mais Zembrek tombe à l'eau et tous leurs projets d'enrichissement rapide avec ! Ils n'ont désormais qu'une obsession : se débarrasser du cadavre de l'âne avant de se faire attraper par les hommes de Bernou. L'occasion pour eux de mesurer la justesse de l'expression «Pousser un âne mort», très répandue en Algérie, pour désigner une action vaine ou une situation sans issue. Un âne mort pèse-t-il plus lourd qu'un âne vivant ? C'est l'énigme qui hante l'esprit des trois personnages dans leur périple à travers les montagnes du Djurdjura à bord d'un vieux tacot, presque aussi mort que l'âne qui, d'ailleurs, ne l'est peut-être pas tout à fait. Au cours de leur fuite en altitude, les trois compères rencontrent des personnages haut en couleurs, à l'image de Fu Zi, truculent vulcanisateur chinois, Slim, sorte de Sisyphe enragé qui s'amuse à jeter des rochers sur les habitants du village d'en bas, ou encore le mystérieux Izouzen qui a transformé une pizzeria en librairie et ses femmes en cadavres. Satire sociale déjantée, L'âne mort, c'est aussi et surtout la preuve par l'absurde de l'impossibilité de se réaliser dans une société qui freine des deux sabots devant toute idée nouvelle, toute tentative de changement. Dans une de ses interrogations sur le poids des choses (un préjugé, un milliard, un âne, la responsabilité, l'absence d'un être cher…) l'auteur se penche sur la question du nuage. Composé de gouttes d'eau insignifiantes, il pèse pourtant des millions de tonnes. Il en irait de même pour une société où chaque individu ne pèse rien «mais pris ensemble ils [les Algériens] sont lourds. Ce qui empêche toute initiative personnelle». Le constat est certes amer, mais Chawki Amari ne sombre à aucun moment dans la gravité et le ton reste d'une constante légèreté. Encore une question de poids… Tissé de jeux de mots, de citations, de pastiches et de références en tous genres, le texte avance dans un joyeux équilibre instable. En funambule de la digression socio-philosophico-politique, notre confrère Chawki Amari retombe toujours sur le fil de l'histoire et tient la prouesse scripturale jusqu'au bout. Récit carnavalesque, L'Âne mort n'est pas véritablement un roman au sens actuel du terme. Ceux qui y cherchent de la vraisemblance ou de la psychologie seront déçus. Il s'agit plutôt d'une fable rocambolesque, à l'imaginaire débridé où le plaisir du texte prime sur toute autre considération. C'est ainsi que l'écriture de Amari dialogue, dans l'esprit plus que dans la lettre, avec celle du vieux Apulée, notre aïeul de Mdaourouch, plus célèbre dans le monde que dans son pays. Un livre qui coule de source et se boit comme un verre d'eau limpide et euphorisant. Chawki Amari, «L'Âne mort», Editions Barzakh, Alger, 2014.