Est-il possible pour deux chroniqueurs de talent de s'extraire de l'actualité et du contexte politique pour faire de la littérature, raconter des histoires et parler d'amour sans qu'il y ait débordement ? C'est à cette question que les deux auteurs, Chawki Amari et Kamel Daoud, ont tenté de répondre jeudi dernier à l'espace Noun, lors d'une rencontre face à un public nombreux, curieux et captivé. Le chroniqueur impertinent qui sévit du samedi au mercredi dans les colonnes d'El Watan, Chawki Amari, a présenté, jeudi dernier à l'espace Noun, son dernier recueil de nouvelles, À trois degrés vers l'Est (Editions Chihab 2008), en compagnie d'un autre chroniqueur de talent, qui donne son “raï” quotidiennement également par le biais d'une chronique intitulée “Raïna Raïkoum” au Quotidien d'Oran, Kamel Daoud, qui a présenté, de son côté, son recueil de nouvelles intitulé la Préface du Nègre (Editions Barzakh 2008), et qui a été couronné l'année dernière par le prix Mohammed Dib. Le temps d'une rencontre modérée par les éditrices Yasmina Belkacem et Selma Hellal, il a été question du rapport de la chronique à la littérature. Pour Chawki Amari, “il est impossible de s'extraire du contexte politique lorsqu'on fait de la littérature”, bien que cette dernière représente une échappatoire et constitue un champ d'expression plus libre, puisque l'écrivain se débarrasse de la contrainte du journaliste, notamment en ce qui concerne le nombre de signes. Quant à Kamel Daoud, il pense que “le rapport littérature/chronique est un rapport de débordement, puisque la chronique, c'est un même récit qui se déroule dans le même espace, le même temps et le même rapport au réel”. Il ajoute : “Dans la chronique, on prêche des convaincus, et l'écriture se fait dans la contrainte. C'est cette dernière qui conduit généralement à la méchanceté et à l'usure.” Les deux chroniqueurs ont avoué que leurs chroniques étaient très méchantes, très cruelles et reflétaient une frustration référentielle et représentative de leur génération : une génération désillusionnée ! Et toutes les informations qui ne peuvent être rapportées dans la chronique se ramassent en bribes et en fragments dans la tête, pour se transformer en une œuvre littéraire plus tard. Toutefois, la manière d'aborder le texte n'est pas la même chez les deux auteurs, puisque Chawki Amari tend à décrire l'absurdité de l'Algérie et de l'Algérien ; et c'est à partir du réel qu'il transforme, invente et façonne des situations absurdes, saugrenues et fantastiques. D'une certaine manière, il pervertit le réel. De son côté, la quête de Kamel Daoud est le réel : pour y parvenir, il démarre d'une idée abstraite pour aboutir à celui-ci. On constate donc que leurs rapports à l'écrit et au réel divergent totalement. Malgré ces différences d'approche, Chawki Amari et Kamel Daoud ont beaucoup de points communs. Le premier, le plus évident, est que les deux auteurs s'inspirent de l'Algérie pour faire de la littérature. C'est leur muse. Ce qui les rassemble également est le fait que tous deux n'arrivent pas à se débarrasser du discours. D'ailleurs, le recueil de Kamel Daoud est écrit à la première personne du singulier. Et tous deux proposent une littérature avec une obsession éminemment politique. En fait, les nouvellistes ne parviennent à ôter leur casquette de chroniqueur même lorsqu'ils s'expriment librement, sans les contraintes d'espace et de censure, utilisant ainsi des mots comme “fonction”, “témoin” et même “mission”, des mots révélateurs d'une fonctionnarisation de la littérature, qui donne l'impression — justifiée à la lecture des deux recueils — que les deux auteurs n'ont pu se délivrer de leur côté chroniqueur et s'affranchir des contraintes de la chronique et du contexte politique. Le reproche qu'on pourrait faire à Kamel Daoud et à Chawki Amari est qu'ils manquent de légèreté et de fragilité dans leurs écrits. Par ailleurs, cette rencontre a été ponctuée par des lectures d'extraits des deux recueils, notamment par Mustapha Aouar et Amine Idjer. Suite à cette rencontre riche en révélations, une vente-dédicace a été organisée. Sara Kharfi