J'ai choisi ce métier par amour. J'aime la pâtisserie. J'ai appris à faire des mille-feuilles, des tartes aux amandes et des gâteaux traditionnels.» D'une timidité touchante, Amina s'est inscrite aux cours de pâtisserie dispensés au Centre de formation professionnelle de Kouba, dédié aux personnes aux besoins spécifiques. Malentendante, l'adolescente de 18 ans force sa diction pour dire son bonheur de vivre sa passion devant les regards amusés de ses camarades sourds et muets. «La pâtisserie est une spécialité très demandée par les stagiaires. C'est la star des formations», affirme fièrement l'enseignante qui prépare avec ses stagiaires un grand gâteau génoise à la crème anglaise. «C'est un gâteau pour fête. Cet après midi, on célèbre la Journée nationale des personnes handicapées», explique-t-elle. Le CFPA de Kouba, implanté aux Quatre Chemins depuis 1986, a été officiellement converti en centre de formation pour handicapés dès 2005. Il est l'un des cinq établissements spécialisés qui dispensent des formations adaptées aux personnes dites aux besoins spécifiques, à l'instar de ceux installés à Laghouat, Relizane, Corso (Boumerdès) et Skikda. «Le centre a une capacité d'accueil de 250 apprenants. Nous avons deux internats (un pour filles et un autre pour garçons) de 90 places. On dispense une quinzaine de spécialités. Et les candidats nous viennent de toutes les régions du pays», indique le responsable des formations, Azeddine Saï. Le CFPA de Kouba présente une carte de formations assez éclectique : secrétariat, agent de saisie en informatique, standardiste, info Braille, pâtisserie, céramique, broderie, couture, comptabilité, menuiserie-bâtiment, coiffure dames, peinture et décoration, ainsi que opérateur infographique, entre autres. «On accueille tous types de handicapés, sauf ceux atteints de handicaps mentaux. L'accès est ouvert à tous, mais l'inscription à une formation dépend des capacités intellectuelles et physiques du candidat. Il y a des spécialités qu'un non-voyant ne peut apprendre, comme la peinture par exemple. Il y a aussi le niveau d'éducation qui détermine l'accès aux spécialités. Les formations sont classées en quatre catégories selon les aptitudes scolaires», explique le responsable des formations. L'enfer des enseignants En cours de comptabilité, dans une classe identique mais moins encombrée qu'une salle de lycée, une vingtaine d'apprenants notent assidûment et dans un calme apaisant la leçon du jour. Petit à petit, le cours est interrompu et les langues se délient. D'abord celles des stagiaires. «Je n'ai pas choisi ce centre pour me retrouver à la capitale. Si je suis ici, ce n'est pas pour ce luxe. Mais, il n'y a pas d'établissement près de chez-moi. Celui d'Alger est le plus proche, et pourtant je suis de Ouargla», déplore l'un des apprenants approuvé par ses collègues venus d'horizons aussi divers que Oued Souf, Guelma, Adrar, Tizi Ouzou, ou encore Béchar. Les réclamations des stagiaires libèrent aussi leur enseignante. «Il faut plus de centres adaptés aux personnes aux besoins spécifiques. Avant la création de ces structures, on doit d'abord former les formateurs. Mais, au préalable, il est impératif de mettre un terme à l'enfer des enseignants», préconise-t-elle en expliquant que ce type d'enseignement spécifique qui nécessite des efforts supplémentaires n'est pas valorisé, «car chaque apprenant est atypique. C'est presque un enseignement personnifié. J'ai le même salaire qu'un enseignant de l'Education nationale. Et je n'ai droit ni à une promotion ni aux bonifications. On est sur le même pied d'égalité avec les encadreurs des autres centres malgré nos charges et nos efforts supplémentaires», dénonce-t-elle. Ailleurs, dans une salle réservée à la formation d'agents de saisie en informatique, où une dizaine de stagiaires sont concentrés devant leurs postes individuels, la formatrice tient le même langage : «Les apprenants sont très motivés et travailleurs. Parfois, je préfère avoir affaire à eux qu'aux apprentis valides. Mais il reste un grand souci en termes de scolarité. Mes apprentis sont généralement issus d'écoles spécialisées, leur niveau laisse à désirer. La formation en agent de saisie nécessite un niveau de 4e année scolaire. Et, selon leur type de handicap, on se retrouve dans un terrain très hétérogène. Alors, on est obligé de faire des cours adaptés à chaque individu. Il faut vraiment aimer cette population pour pouvoir faire ce métier.» Devant cette spécificité, Zineddine Saï informe que le centre dispense au préalable des formations dont la durée varie de 6 à 18 mois (selon la spécialité), des pré-formations de 3 à 6 mois pour une mise à niveau des apprenants en termes d'éducation (calcul et langue). Dehors, ils subissent la hogra Mais, au-delà des insuffisances liées d'abord au manque de centres de formation spécialisés, ensuite au défaut de valorisation des formateurs, et enfin aux conditions de scolarité des personnes aux besoins spécifiques, il existe un handicap de taille : celui de l'accès aux postes d'emploi après la formation. Si pour les diplômés en pâtisserie, en comptabilité ou encore les standardistes, selon les témoignages des concernés et de leurs encadreurs le recrutement se fait généralement sans grande difficulté, pour les autres trouver un poste d'emploi est presque un fantasme. «Un poste m'attend dès à présent à Touggourt. Dans notre région, trouver du travail est facile au niveau des opérateurs privés. Pour le secteur public, par contre, c'est plus compliqué», assure le stagiaire en comptabilité résident à Ouargla. «Souvent nos anciens stagiaires viennent nous rendre visite et nous donner de leurs nouvelles. Cela fait plaisir de constater que la plupart d'entre eux ont trouvé un travail. Ils sont généralement recrutés au niveau des daïras, des wilayas, des hôpitaux ou encore par Sonelgaz», se réjouissent les deux formatrices de standardistes. Licenciées toutes les deux, l'une en lettres arabes et l'autre en sciences islamiques, malvoyantes, les deux jeunes femmes encadrent des stagiaires qui présentent le même handicap. «Nos apprenants bénéficient d'une formation de 6 mois, étudient des modules complexes liés à la communication et parlent plusieurs langues dont l'arabe, le français et l'anglais. Seulement, certaines structures et entreprises ne disposent pas des outils adaptés à leur handicap. Pourtant, il suffirait juste d'un ordinateur doté de l'option synthèse vocale pour qu'ils soient totalement opérationnels», explique l'une d'elles. Dans l'atelier de peinture bâtiment, les machines sont à l'arrêt et les outils silencieux. Les carrés individuels réservés aux stagiaires sont désespérément vides. «Aujourd'hui, lundi, c'est jour de fête. Les apprenants se sont mis sur leur trente-et-un en attendant les festivités. Ils n'ont pas envie de se salir. Alors, c'est journée libre pour eux», explique l'encadreur. Même topo dans les ateliers de menuiserie-ébénisterie. «Le groupe n'est pas encore bouclé. On attend de compléter la section pour commencer réellement les cours», annonce le formateur. Sur le devenir de ses apprentis, ce dernier affiche une moue qui en dit long sur sa frustration. «Dehors, on abuse d'eux. Ils subissent souvent la ‘‘hogra'' par les opérateurs privés, voire on les évite. La majorité de mes stagiaires sont des malentendants. Quand ils les recrutent, les patrons les payent mal et ne les déclarent pas», dénonce-t-il. Par ailleurs, le recrutement dans la Fonction publique (FP) des personnes aux besoins spécifiques est sans cesse remis en question par les différentes populations du CFPA. «Les standardistes sortent d'ici avec un diplôme d'Etat, on exige (dans la FP) la 9e année moyenne. Or, souvent, nos apprentis n'ont pas ce niveau malgré leurs compétences avérées. Et quand on daigne les recruter, on leur attribue un poste d'ouvrier professionnel (OP), c'est dévalorisant pour eux», déplore la formatrice des standardistes. Malgré leur volonté extraordinaire, leurs aptitudes certaines et leur sérieux, comme le soutient Azeddine Saï, «un handicapé formé vaut deux ou trois valides», les voies du recrutement restent étroites pour cette population spécifique. Pourtant, une loi existe. Depuis le 8 mai 2008, la loi n°02-09 relative à la protection et à la promotion des personnes handicapées oblige par l'article 27 «tout employeur (à) consacrer au moins 1% des postes de travail aux personnes handicapées dont la qualité de travailleur est reconnue». Fin décembre 2014, la ministre de la Solidarité nationale, Mme Mounia Meslem Si Amer, affirmait que l'année 2015 sera celle de la consécration du 1% des postes pour les handicapés, menaçant les réfractaires de fortes amendes. «Les opérateurs économiques préfèrent payer l'amende que de recruter un handicapé. D'ailleurs, où est l'inspection du travail ? Qui sanctionnera les récalcitrants ?» s'interroge le responsable des formations au CFPA de Kouba. Pour Saï Azeddine, la solution pour assurer des postes d'emploi à cette population se trouve au niveau des autorités locales. «Avant chaque rentrée (début de formation), on envoie nos offres par courrier officiel aux APC, aux Directions de l'action sociale (DAS) et aux associations concernées pour nous présenter des candidats. Durant la formation, on essaye de fournir à nos apprentis des stages pratiques en entreprise dans l'espoir qu'ils soient recrutés. Maintenant, à ces structures locales de faire l'effort de prendre en charge leurs ouailles et de leur trouver des postes de travail dans leur lieu de résidence. Malheureusement, souvent, ces handicapés sont déconsidérés dès qu'ils frappent aux portes de ces institutions», soupire-t-il. Ce lundi 16 mars, deux jours après la Journée nationale des handicapés, les apprentis du CFPA de Kouba s'offrent un moment de fête dans la joie et la bonne humeur. Ils se réjouissent le temps d'une journée, peut-être recommenceront-ils le 3 décembre aussi pour la Journée internationale des handicapés, et tant que durera la formation dans un centre adapté à leurs besoins. Sur tout le territoire national qui compte près de 2 millions de handicapés, moins de 1500 membres de cette population ont le privilège de bénéficier de formations. Pendant quelques mois de leur vie, ils seront pris en charge en attendant que la société dans laquelle ils sont nés se soigne de son autisme qui handicape tout un pays. «Je ne veux pas quitter ce centre. Quand je terminerai mon stage, je resterai ici», insiste Amina, la jeune apprentie en pâtisserie devant les yeux attendris de ses encadreurs.