Au deuxième jour des manifestations du Forum social mondial (FSM), qui se tient à Tunis du 24 au 28 mars, le campus universitaire El Manar, qui accueille l'essentiel des activités du FSM, connaît une indescriptible effervescence militante. Alors que le premier jour a été notamment caractérisé par la tenue d'une marche de solidarité avec le peuple tunisien suite à l'attaque terroriste du Bardo, la journée d'hier a surtout été dédiée aux conférences, aux workshops, aux débats et autres affrontements d'idées. Le visiteur a ainsi le choix entre un nombre incalculable d'activités, de quoi avoir le vertige. Sans compter toutes les animations qui mettent le campus en feu, entre manifs, concerts, stands, banderoles, affiches et autres prises de parole intempestives façon Hyde Park. Un joyeux bazar créatif, en somme. L'affluence est telle qu'il est difficile de se frayer un chemin dans les allées de la faculté des sciences politiques et juridiques ou celle d'économie, dont les amphis et salles de TD abritent le gros des débats. Malgré cette gigantesque masse bouillante, eh bien, les Algériens sont nettement visibles, reconnaissables évidemment au drapeau national brandi partout. D'ailleurs, la délégation «DZ» serait l'une des plus importantes à cette 13e édition du FSM avec plus de 1500 participants inscrits, sans compter tous ceux qui sont venus par leurs propres moyens. Il faut toutefois relever que la participation algérienne se scinde en deux blocs. Il y a les associations, collectifs, ONG, qui s'inscrivent dans le champ de l'opposition, et il y a ce que d'aucuns qualifient de «société civile officielle», identifiable, pour certains, par leur casquette à l'effigie de Bouteflika. Croisé dans les arcanes grouillantes du campus, le député FFS, Chafaâ Bouaiche, ne mâche pas ses mots. «Ils ont déboursé 20 000 euros pour louer des stands vides», martèle le chef du groupe parlementaire du FFS, avant d'ajouter : «Ils sont 1300 participants. Ils ont gonflé leur participation en disant que le Maroc sera présent en force.» Le député FFS nous apprend aussi que, contrairement aux membres de Rassemblement Action Jeunesse (RAJ), Tharwa Fadhma N'soumer, le CLA, la LADDH et autres sigles du mouvement associatif autonome qui, pour la plupart, sont hébergés dans des cités U, les participants de l'autre camp «logent à l'hôtel Palace». «Je vais les dénoncer sur ma page facebook», promet le jeune député. Et on pouvait effectivement lire un peu plus tard, ce statut sur sa page : «Le pouvoir algérien a envoyé 1300 participants au Forum social mondial qui se tient à Tunis. En plus des frais de mission, une prise en charge est assurée aux participants : transport, restaurant et hébergement à l'hôtel Palace. Avec tout ce beau monde, les participants officiels algériens n'arrivent pas encore à ouvrir un stand spécial Algérie. Pourtant, selon ma source, l'Etat a loué 4 stands à 20 000 euros !» Lors d'une conférence-débat organisée dans la matinée d'hier par RAJ sous le titre : «Défis et enjeux des organisations de la société civile en Algérie», Fouad Ouicher, militant de cette association, faisait des griefs similaires à ceux formulés par Chafaâ Bouaiche. «Le pouvoir a créé une société civile parallèle, à la merci de l'administration, et qui soutient le programme présidentiel. Ils ont tous les privilèges, comme en témoignent ceux qu'on voit ici, dans ce Forum, alors qu'ils n'ont absolument rien à voir avec l'esprit de ce Forum» assène-t-il. «Ils viennent en masse, grassement pris en charge, hébergés dans des hôtels, alors que nous, nous n'avons aucun moyen. Et avec ça, nous sommes bloqués aux frontières et malmenés par la police.» 1200 participants et 650 associations Interrogé à ce sujet, Ali Sahel, coordinateur de la délégation algérienne «officielle» et membre du comité d'organisation, a indiqué que la délégation qu'il représente compte 1200 participants. «Il y a 650 associations qui sont inscrites dans le forum», a-t-il souligné, dont l'UGTA, des organisations étudiantes (8), le réseau Nada ou encore l'Association nationale des échanges entre jeunes (ANEJ) qu'il préside. «C'est une mosaïque, et c'est une première», se félicite M. Sahel. «Nous avons aussi plusieurs associations du sud du pays», appuie-t-il. «J'ai même ramené quelques militants du PT. Nous sommes tous Algériens et on est pour la diversité», renchérit le président de l'ANEJ. Concernant le volet financement, notre interlocuteur a déclaré : «Il y a une contribution de l'UGTA, une contribution de la part des associations et il y a des sponsors, publics et privés.» Parmi eux : Algérie Télécom. Signe extérieur d'opulence qui creuse l'écart entre les «deux» sociétés civiles : le fait que les «pro-Boutef» se déplacent dans de luxueux bus de l'ONAT quand, la grande majorité des participants au FSM ne dispose que de moyens rudimentaires de locomotion, sachant que le campus d'El Manar est loin du centre-ville de Tunis. «L'ONAT nous a fait un prix préférentiel. Si vous voulez, c'est une forme de contribution», rétorque M. Sahel. Pour ce qui est de l'hébergement, le coordinateur de la délégation de l'UGTA & Co. a dit : «Nous avons loué dans un village moins cher à Gammarth qui s'appelle Dar Ennour», tout en reconnaissant que d'autres membres de la délégation ont pris leurs quartiers dans des hôtels (à l'évidence fastueux). Ali Sahel s'agace de ces petites remarques et le fait savoir : «Je ne comprends pas cette surenchère, à croire que tous ceux qui viennent ici paient de leur poche. On s'acharne toujours à trouver quelque chose de négatif. Moi, je veux positiver les choses. Pour la première fois, il y a une importante délégation. Elle est venue dans un esprit de solidarité avec le peuple tunisien. Il y a déjà une grande coopération algéro-tunisienne qui s'inscrit à tous les niveaux de l'Etat, et nous ne voulons pas rester en marge de cette dynamique. Notre présence, c'est pour conforter cette dynamique.» Côté animation et participation à la vie intellectuelle du Forum, Ali Sahel rejette l'idée que le «consortium» d'associations qu'il dirige ne serait là que pour la question sahraouie et l'incontournable crêpage de chignon avec les amis marocains. «Nous avons 25 thématiques qui portent sur divers sujets tels que l'environnement, l'économie, l'égalité des chances homme-femme… La question sahraouie revient dans une seule thématique consacrée à l'autodétermination des peuples. Sinon, nous abordons sans complexe tous les sujets d'actualité. On n'est plus à l'ère du parti unique.» Au menu des thématiques d'aujourd'hui : la «défense» du gaz du schiste. «Elle sera donnée par un expert, et il y aura un jeune activiste qui va lui apporter la contradiction. Je trouve que cette diversité est une richesse», lance Ali Sahel. Pas sûr que les autres forumistes, ceux de la société civile des «pauvres» l'entendent de la même oreille…