L'assassinat de 21 coptes égyptiens le 17 février en Libye par la branche libyenne de l'Etat islamique a provoqué une vague d'indignation internationale et pose de nouveau la question d'une intervention militaire dans ce pays. En effet, depuis l'effondrement du régime du colonel El Gueddafi en 2011, l'Etat libyen s'est littéralement désintégré plongeant le pays dans un véritable chaos dans lequel s'affrontent des dizaines de milices puissamment armées qui menacent la stabilité de l'ensemble de la région. Cette situation chaotique a également provoqué l'affaiblissement des acteurs politiques traditionnels libyens émanant du système tribal et produit de nouveaux acteurs (Al-thuwar) dont la légitimité tient de leur participation à la révolution contre le régime d'El Gueddafi. De plus, le désordre a donné naissance à des groupes armés islamistes qui ont pris pied dans différentes régions du pays, chaque groupe avec des allégeances diverses. Ainsi, suite à l'opération Serval au Mali en janvier 2013, les brigades d'AQMI et le groupe Al-Mourabitoune de Mokhtar Belmokhtar se sont repliés dans le sud-ouest libyen, tandis qu'un groupe se revendiquant de l'Etat islamique s'est implanté à Derna. La prolifération de ces groupes qui, faut-il le rappeler, ont récupéré un armement sophistiqué et/ou bénéficié d'armes parachutées par l'OTAN et originellement destinées à la révolution libyenne, représentent une menace pour toute la région du Maghreb-Sahel. Les dangers pour l'Algérie d'une persistance de ces bouleversements et de la présence de ces groupes armés sont multiples et menacent sa sécurité nationale. L'attaque contre le complexe gazier d'In Amenas en janvier 2013 en est la preuve on ne peut plus tangible. De plus, et étant donné la porosité des frontières et le fait que ces groupes sont des organisations transnationales, tout événement ayant lieu dans un pays du Sahel ne manquera pas d'avoir un impact sur les autres. Dans ce contexte, sécuriser la frontière algéro-libyenne implique également la nécessité de sécuriser au moins les frontières algéro-nigériennes et algéro-maliennes. Or, comme nous l'a montré la crise malienne, ces Etats voisins de l'Algérie demeurent des Etats fragiles ou même faillis, ayant d'immenses difficultés à sécuriser leurs frontières. En additionnant les frontières de l'Algérie avec celles de ces pays, on fait face à plus de 3000 km de frontières à sécuriser, dans des régions désertiques, mal contrôlées ou pas du tout et ouvertes à toutes sortes de trafics : humains, drogue, cigarettes, carburant, et d'armes, en plus de l'immigration illégale. Tout cela avec le risque que le scénario malien se reproduise. Dans ce contexte, et à l'heure où l'Egypte appelle à une intervention militaire par une coalition internationale qui serait formée de l'Egypte, de la France, de l'Italie et des pays du Golfe, et possiblement du Canada, il s'agit pour nous dans ce qui suit d'analyser les coûts, bénéfices, et conséquences des options qui s'offrent à l'Algérie afin d'assurer sa sécurité. Les options consistent soit : a- à participer dans une coalition internationale à une intervention militaire ; b- rester en dehors de celle-ci et sécuriser ses frontières sans plus ; c- soutenir une ou des milices libyennes acquises aux intérêts de l'Algérie ; d- soit adopter une posture mixte, c'est-à-dire une option qui combine une approche défensive/offensive mêlant une non-intervention (tout en collaborant discrètement avec une coalition) sans pour autant s'abstenir d'agir face à des menaces clairement identifiées. Quels sont les scénarios que l'Algérie pourrait considérer ?
1- Participation à une intervention dans le cadre d'une coalition Raisons, avantages et inconvénients L'Algérie est une puissance régionale : les budgets militaires du Maroc, de la Tunisie et de la Mauritanie réunis équivalent à 30% à celui d'Alger. Elle possède une expérience antiterroriste appréciable et a une meilleure connaissance des groupes armés islamistes dans la région, bien supérieure à celle qu'ont les autres pays de la région. Dans ce scénario où elle participe à une action collective, les coûts humains et financiers seraient partagés. Une telle participation permettrait à l'Algérie d'affirmer, contrairement à la faiblesse de sa politique durant les événements au Mali en 2012-2013, d'affirmer son leadership régional et d'influer sur la conduite des opérations. Ceci lui permettrait aussi de participer au règlement politique post-intervention. Et d'empêcher l'Egypte et les pays du Golfe d'imposer leurs plans non seulement en Libye, mais aussi dans toute la région. Ainsi, elle représenterait ses intérêts de façon incontestable et protégerait ses soutiens, montrant à d'autres alliés potentiels qu'ils peuvent compter sur l'Algérie. Aussi, étant donné que l'action serait collective, il deviendrait plus facile d'éliminer efficacement et définitivement les groupes armés qui la menacent. Sa voix dans le système régional et international serait plus forte et mieux entendue. Il est évident que pour cela, il faudrait qu'elle revoit sa doctrine de défense, héritée des années 70', et donc somme toute obsolète qui voudrait qu'elle n'intervienne pas au-delà de ses frontières. Il existe une différence entre interférence dans les affaires internes d'un autre Etat et intervenir pour défendre ses intérêts vitaux, intervention reconnue dans le droit international (préemption). Malgré des bénéfices certains, les risques et coûts d'une telle intervention seraient très élevés. - A l'heure actuelle, il n'existe en Libye aucune des conditions minimum pour une intervention réussie ; il n'y a aucun gouvernement légitime (même si celui de Tobrouk est reconnu par la communauté internationale) qui jouit d'une assise populaire. Les factions n'appellent pas à une telle intervention militaire et s'y opposeront donc violemment. L'Algérie risquerait de projeter l'image d'un pays sous-traitant pour les pays occidentaux. - Plus grave, elle risquerait de s'enliser dans un conflit coûteux financièrement et humainement : l'étendue du territoire libyen offre d'importantes possibilités pour les groupes et milices armés libyens de se replier et de se lancer dans une guerre d'usure meurtrière. L'ANP ne semble pas être entraînée pour de telles opérations qui nécessitent d'énormes moyens humains et technologiques. w Une intervention entraînerait des risques d'attentats en Algérie-même en guise de représailles. Les cellules salafistes dormantes pourraient prêter main forte aux terroristes étrangers. De plus, il n'est pas certain du tout qu'une telle intervention jouisse d'un soutien populaire et pourrait déboucher sur des tensions politiques internes. L'intervention, si elle est mal préparée, pourrait dégarnir ou affaiblir les positons de l'ANP dans le pays : notamment en Kabylie face à AQMI et à la frontière avec le Mali. Les interventions étrangères en général se soldent souvent par des échecs, surtout dans le contexte de guerres civiles ; en réalité, elles ne font qu'aggraver le conflit à moins d'un consensus entre les factions impliquées : Irak (post-2003), Somalie, Angola (1975, intervention cubaine et sud-africaine), Serval au Mali (2013, éclatement des factions touarègues, persistances des violences). Dans le meilleur des cas, on pourrait avoir le gel d'un conflit lorsqu'on impose aux factions un compromis par la force et la négociation (Bosnie). 2- Soutien à l'une des factions
Dans ce cas de figure, l'Algérie soutiendrait militairement (transfert d'armes qui nécessiterait la levée de l'embargo sur les armes par l'ONU) et financièrement une faction proche de ses intérêts : l'avantage est que cette faction réussisse à stabiliser la situation sans que l'Algérie ait à intervenir directement. Le risque serait similaire à la tentative employée par l'Egypte consistant à soutenir le général renégat Khalifa Haftar. Pour le moment, il ne semble pas qu'une des factions en Libye soit capable de s'imposer aux autres. De plus, le risque est que des puissances étrangères en fassent de même avec des factions proches de leurs intérêts et annulerait l'effet (potentiellement positif) de soutenir une faction proche des intérêts de l'Algérie. Même dans une option optimiste, le problème se pose quant à la capacité d'une faction à s'imposer et pour l'Algérie de la contrôler. Les exemples de telles situations ne manquent pas : le Pakistan avait soutenu les Taliban dans années 90', mais ces derniers donnèrent refuge à Al Qaîda débouchant sur les événements du 11 septembre. 3- Adoption d'une «posture défensive» Celle-ci est l'option suivie par l'Algérie actuellement : sécurisation des frontières algéro-libyennes et algéro-maliennes, coopération à travers un partage de l'information, et tentative de trouver un accord en favorisant un dialogue entre les factions libyennes, et, enfin, bloquer le retrait des groupes armés vers le pays, comme cela avait été fait lors de l'intervention française Serval au Mali en janvier 2013. Les Avantage de l'«option défensive» w Cette stratégie de court/moyen terme a ses avantages, car elle permettrait à l'Algérie de se tenir à l'écart des combats actuels en Libye, et donc de ne pas souffrir des répercussions directes de ceux-ci à la différence par exemple de l'Egypte, voire des Etats-Unis et de la France. w Un autre avantage de la posture défensive est que celle-ci nécessite moins de moyens humains, militaires et financiers qu'une intervention directe et cela tout en permettant à l'Algérie de demeurer un acteur incontournable dans la crise libyenne. Mais pour que cette posture réussisse, il faudrait que son rôle de médiateur soit articulé efficacement et qu'elle fasse activer ses réseaux en Libye. Bien utilisées, ces actions feront d'elle un partenaire de choix dans toute solution dans la crise libyenne. Risque de l' «option défensive» à Moyen/ long terme w La difficulté de parvenir à un accord entre les dizaines de factions libyennes ayant des objectifs différents, voire opposés, favorise une persistance des violences, crée plus d'instabilité et ouvre la voie aux groupes extrémistes de l'Etat islamique qui montent en puissance. De plus, les groupes armés islamistes radicaux tels AQMI et Al-Mourabitoune pourront renforcer leur présence dans le pays, établir des camps d'entraînement, reproduisant ainsi une situation similaire à celle qui a prévalu au Mali dans les années 2000. Or, l'Algérie reste pour ces groupes une cible prioritaire. Le sud-ouest de la Libye est un marché d'armes à ciel ouvert et totalement hors de contrôle, avec toutes les conséquences possibles pour l'Algérie. 4- La posture «défensive/offensive» Cette posture aurait pour objectif de parfaire la politique officielle algérienne actuelle. En effet, comme on a essayé de le montrer, une intervention directe dans le cadre d'une coalition a peu ou aucune chance de résoudre la crise libyenne, tandis que l'option dite défensive présente des avantages à court terme mais peut se révéler contreproductive à long terme en cas d'échec du dialogue ou si celui-ci venait à trop durer sans qu'il n'aboutisse à un quelconque accord assez rapidement. Dans ce contexte, il est impératif qu'Alger continue son rôle de médiateur tout en étant très sélectif quant aux factions qui seraient engagées dans ce dialogue : celles-ci doivent avoir une représentativité assez large auprès du paysage politique traditionnel libyen : grandes tribus et les grands groupes issus de la révolution libyenne avec sans doute des factions issues des anciens soutiens à El Gueddafi. Ces factions doivent partager un minimum de consensus sur ce que devrait être l'avenir de la Libye. Ces factions doivent également être prêtes à s'engager dans la sécurisation du pays et donc, en ce qui concerne l'Algérie, l'isolement et l'élimination des groupes armés radicaux (AQMI, Mourabitoune, Etat islamique). Il faudra évidemment non seulement soutenir ces factions, mais aussi les armer tout en les supervisant de très près. L'Algérie devrait se maintenir dans la posture dite défensive, à savoir verrouiller les frontières et renforcer la coopération sécuritaire avec les Etats de la région et la communauté internationale. Pour autant, l'ANP doit rester en mesure d'intervenir militairement contre tout groupe clairement identifié et ayant pour objectif de mener une attaque sur le territoire algérien à partir de la Libye. Il s'agit non pas d'un déploiement massif et long, mais d'opérations de neutralisation à l'extérieur de nos frontières dans un temps et espace très limités. Il serait question ici d'opérations de forces spéciales soutenues par des moyens aériens, donc des opérations localisées avec un retrait quasi immédiat. Le but est une préemption dont l'objectif est d'éliminer une menace imminente. Cette conduite limiterait les risques issus d'une intervention militaire et permettrait d'éviter de s'engager plus directement dans un conflit qui a été créé par des forces extérieures à la région. * Pr en relations internationales et directeur de recherche en géopolitique à Kedge Business School, France ** Chercheur au Centre des études pour la paix et la sécurité internationale (CESPI) de l'Université de Montréal.