Dans le monde entier, les sciences sociales servent à éclairer, voire à justifier les politiques culturelles. En dressant des états précis des lieux, en décryptant les mécanismes d'évolution des expressions et comportements culturels, ces champs du savoir apportent une vision objectivée d'un domaine qui, par essence, est marqué par le subjectif : celui de l'art, des valeurs, de l'émotion et de l'esthétique. On ne peut donc que saluer le travail entrepris depuis les années quatre-vingts par le Pr Hadj Miliani qui s'est investi totalement dans la sociologie culturelle, formant plusieurs promotions, publiant sans relâche, avec désormais une renommée internationale plus marquée que dans son propre pays où, pourtant, il vit et travaille. Mais, en l'occurrence, il n'est pas le seul hélas… Les éditions du Centre de recherche en anthropologie et sociologie culturelle (CRASC) d'Oran viennent de publier un recueil passionnant de textes de ce chercheur sous le titre Histoire et institutions du champ culturel en Algérie ; essais d'histoire culturelle. Cet ouvrage de 264 pages, cédé à un prix (400 DA) inversement proportionnel à la richesse de son contenu, s'articule en trois grandes parties. La première, «Du fait littéraire en Algérie ; évolutions, profils et réceptions» renouvelle et actualise notre vision des lettres nationales. La deuxième partie, intitulée «Des praticiens et des trajectoires musicales en Algérie», embrasse cette discipline sur l'ensemble du XXe siècle La troisième enfin porte sur «L'espace et l'histoire dans le théâtre algérien» avec une profondeur historique remarquable qui débouche sur les enjeux actuels de cet art. A travers ces trois types d'expressions aux passerelles nombreuses, Hadj Miliani parvient à démonter la réalité culturelle algérienne, proposant une lecture assurément nouvelle de son évolution, signalant clairement les questions en suspens et les pistes à parcourir, veillant surtout à intégrer dans son analyse les créateurs, les publics, les conditions de production et de distribution et leurs interactions avec le contexte sociopolitique. Il recourt pour cela à la recherche documentaire, exhumant des archives rares ou méconnues, mais surtout à l'observation du terrain qu'il interroge par le traitement des statistiques ou des sondages. On apprend énormément à la lecture de ces textes d'une grande densité scientifique et intellectuelle. Tant qu'il est impossible de rendre ici, même en raccourcis, les informations, données et analyses que ce livre offre avec abondance. Que dire, sinon que Histoire et institutions du champ culturel en Algérie… est un ouvrage indispensable à toute personne qui souhaite découvrir et comprendre le champ culturel national. Une autre publication en matière de sociologie culturelle est à mettre encore à l'actif de la Faculté des Lettres et des Arts de l'Université Abdelhamid Ibn Badis de Mostaganem en partenariat avec le CRASC. Il s'agit des actes du colloque international (21 et 22 octobre 2013, site ITA de Mostaganem), «Présence de nouvelles voix culturelles en Méditerranée : du global au local». Son intitulé avait de quoi surprendre car, jusque-là, c'était le mouvement inverse qui était affirmé, soit celui du local au global. Avec les modifications profondes introduites par la mondialisation, il apparaît que le poids du global s'est considérablement alourdi. L'argumentaire du colloque rend bien compte de la diversité de questions entraînée par une telle approche : «L'intérêt de cette rencontre, outre la mise en perspective d'expériences significatives, est de croiser des thématiques, de varier l'échelle des correspondances, de rendre surtout visibles les connexions entre global et local. Il s'agira également de souligner les stratégies de conformation avec des manières de faire, de produire et de faire circuler les productions artistiques, de relever les dispositifs d'intégration dans des cercles de pairs et d'évaluer en particulier la pertinence des réseaux sociaux dans la constitution d'une communauté d'artistes et de publics (nationaux ? transnationaux ?». Ces actes, coordonnés par le Pr Hadj Miliani, apportent des éclairages intéressants en la matière. Elie Yazbeck, de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth, dévoile dans le cinéma libanais l'existence de «trois naissances» marquant ses différentes phases. Ces naissances correspondent à autant de générations de cinéastes ou «jeunesses» qui «se succèdent rapidement sans permettre un passage vers l'âge adulte», du fait de la forte attraction de l'exil sur les citoyens comme sur les cinéastes qui en font d'ailleurs leur thème de prédilection. Synthétisé par Ibtissem Chachou de l'Université de Mostaganem, la table ronde «Des voix en mouvement» a suscité un débat très intéressant entre la romancière Sarah Haïder, le cinéaste Mounès Khammar et le bédéiste Nime et les universitaires algériens, français et libanais. Les nouveaux créateurs se réclament-ils d'un héritage de leurs aînés ? Quel rapport ont-ils avec l'universel, et donc le global ? Des questions qui se prolongeront dans la communication du dramaturge et écrivain Bouziane Benachour, «Le nouveau théâtre algérien ou la fin des illusions» comme dans celle de Catherine Miller de l'IREMAM d'Aix-en-Provence sur le nouveau théâtre urbain marocain dit «daba téatr». La partie musique de ces actes se distingue aussi par l'intérêt et la nouveauté des sujets abordés : «L'influence des nouvelles technologies sur la chanson arabe, de la musique à l'image» par Leïla Moussedek, également de l'Université de Mostaganem ; «Rap, slam et electro : musiques émergentes et nouvelles socialités dans les mondes palestiniens» de Nicolas Pug (IRD, Paris-Diderot). Enfin, Hadj Miliani, retrouvant l'ardeur intellectuelle de ses travaux fondateurs sur la naissance et l'évolution du raï, s'interroge sur l'influence du global sur le local dans une «Enquête sur les nouveaux groupes de musique alternatifs à Oran». Les arts visuels n'ont pas été en reste dans ce colloque avec Gilles Suzanne (Aix-Marseille) qui propose une «réévaluation esthétique de la création artistique contemporaine en Méditerranée», Nourredine Belhachemi de l'Ecole régionale des Beaux-arts d'Oran qui s'interroge sur «les apports et les dynamiques des nouveaux médiums dans l'innovation artistique en Algérie» et Nadia Guedjel (Mostaganem) qui aborde «La théorie de l'art pour l'art et la crise du spontané dans l'art plastique» (nous espérons avoir bien traduit). Dans une dernière séance, le colloque s'est intéressé aux arts dits médians en s'appuyant sur deux communications. Fatmi Saadeddine de l'Université de Mascara, un des rares sinon le seul chercheur algérien à s'intéresser au 9e art, décrit les processus par lesquels Internet est devenu un «tremplin pour la nouvelle génération de bédéistes maghrébins», tandis qu'Ibtissem Chachou délivre une analyse remarquable du «détournement de la campagne publicitaire Mazel Waqfine (Toujours debout) par les internautes algériens». De maintes manières, ces Actes, bien présentés et imprimés, constituent un outil indispensable à toute personne, qualifiée et/ou passionnée, qui souhaite mieux comprendre les dynamiques de fond qui animent le champ culturel actuel. Ces publications viennent enfin confirmer que le monde de la recherche en Oranie, à travers la synergie créée entre le CRASC et les universités de la région (particulièrement la Faculté des Lettres et des Arts de Mostaganem), demeure à la pointe en Algérie pour tout ce qui a trait aux approches scientifiques du fait culturel. Il y a là un potentiel qu'il est dommage de ne pas utiliser pour des recherches «pratiques» (enquêtes, sondages, etc.) destinées à éclairer l'action publique dans le domaine. La ministre de la Culture, Nadia Labidi, qui est sociologue de formation, ne devrait pas être insensible à une telle approche.