Ses avoirs se chiffrant en dizaines de millions d'euros, mis à l'abri dans cinq comptes qu'il détient — dont un avec son épouse — sur le territoire suisse, Chakib Khelil est toujours libre d'en jouir et d'en disposer. «Toujours», car une année a passé depuis que les juges du Ministère public de la Confédération (MPC) eurent décidé et ordonné la remise à leurs homologues algériens des moyens de preuves se rapportant à ces 5 comptes et plus de 5 mois après le rejet du recours qu'il a introduit auprès de la cour des plaintes du tribunal pénal fédéral, où il s'était opposé à ladite décision, aucune procédure n'a été engagée aux fins de blocage des avoirs de l'ancien ministre de l'Energie. Ce que confirment, du moins, le MPC ainsi que le Ministère public genevois (MP-GE), les deux autorités auxquelles l'Office fédéral de la justice (OFJ) a confié l'exécution de l'entraide judiciaire requise par l'Algérie. Contactée, la porte-parole du MPC, Walburga Bur, a indiqué dans une déclaration à El Watan Economie que son ministère est effectivement «en charge de l'exécution d'une demande d'entraide algérienne dans ce contexte de faits. Cette demande se fondait notamment sur l'accord en matière d'entraide entre la Suisse et l'Algérie du 3 juin 2006». Sans donner d'informations plus détaillées sur le contenu des documents bancaires relatifs aux avoirs de M. Khelil saisis et remis à notre pays, «en raison du secret de l'instruction», explique-t-elle. La responsable a souligné que différents moyens de preuves ont déjà été adressés à l'Algérie et confirmé dans ce cadre qu'«aucune mesure de blocage de biens n'a été ordonnée». Pourtant, est-il utile de le rappeler, dans son communiqué du 12 août 2013 inhérent à l'affaire Sonatrach 2, le procureur général de la Cour d'Alger, Belkacem Zeghmati, tout en saluant «la coopération absolue» de la justice suisse, avait déclaré que cette dernière «avait accepté de geler et de saisir les avoirs d'un inculpé algérien dans le cadre de la procédure de récupération, par l'Algérie, de ces avoirs issus de la corruption». Quelle serait donc l'autorité helvétique qu'aurait saisie la justice algérienne aux fins de blocage et de récupération des avoirs issus de la corruption ? Car, également interrogé par nos soins à ce sujet, Folco Galli, porte-parole de l'OFJ — première autorité à recevoir et à examiner la conformité des demandes d'entraide et de coopération judiciaire entre Etats — n'y a fait aucune allusion, se contentant d'affirmer : «Le 21 octobre 2012, les autorités judiciaires algériennes ont adressé à la Suisse une demande d'entraide judiciaire qui a été complétée en 2013. Notre office a délégué l'exécution de la demande au Ministère public genevois et en partie au Ministère public de la Confédération.» Et, tout en nous invitant à nous référer à la copie du récent arrêt du Tribunal pénal fédéral — 14 janvier 2015 — qu'il nous a adressé «pour plus de détails» sur l'entraide en matière de moyens de preuves sur les comptes bancaires détenus dans la Confédération par MM. Khelil et Bedjaoui, le patron du service presse de l'OFJ nous a, outre le MPC, orientés vers le Ministère public de Genève (MP-GE). Aussitôt saisi, Vincent Derouand, le directeur de la communication du pouvoir judiciaire (République et Canton de Genève) a été formel : «Vérifications faites, aucune procédure n'est en cours auprès du Ministère public genevois» lorsque nous lui avions demandé si d'éventuelles procédures avaient déjà été engagées, toujours dans le cadre de l'entraide, pour le blocage préventif et le gel et la restitution par la Suisse à l'Algérie d'avoirs suspects en lien avec l'affaire Sonatrach. D'un côté, en août 2013, le procureur général d'Alger se réjouit du fait que la Suisse ait consenti au gel et à la saisie des avoirs, issus de la corruption, de l'un des inculpés algériens dans le cadre de la procédure de récupération, par l'Algérie, de ces avoirs. Ce qui suppose la transmission aux Suisses d'une demande préalable dans ce sens. D'un autre côté, en mai 2015, les MPC et MP-GE assurent, par le biais de leurs porte-parole respectifs, qu'aucune procédure ni mesure de blocage, encore moins de confiscation ou de rapatriement de biens n'a été ordonnée ni n'est en cours. Curieux ! Et c'est le moins que l'on puisse dire, car la législation helvétique en termes relatifs est claire : la restitution des avoirs de potentats comporte plusieurs étapes, dont les principales consistent en : «le blocage préventif des valeurs patrimoniales suspectes à titre conservatoire, l'échange de moyens de preuves avec l'Etat d'où proviennent ces dernières, l'exécution d'un jugement rendu dans l'Etat d'origine ordonnant la confiscation de certaines valeurs patrimoniales au vu des résultats des enquêtes pénales, et enfin la restitution des avoirs en cause», énumère la Direction du Droit international public (DDIP) du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Le DFAE, faut-il le souligner, est l'un des acteurs-clés dans l'entraide en matière de procédures de blocage, confiscation et restitution des avoirs d'origine illicite, hébergés par la place financière de la Confédération. «Par sa décision du 22 mai 2013, le Conseil fédéral l'a chargé d'élaborer une stratégie globale en collaboration avec les autorités fédérales concernées en y associant également les autorités cantonales compétentes dans la perspective de développer et de perfectionner le dispositif, en place depuis 1986, visant à bloquer les avoirs de potentats, respectivement à les restituer aux Etats d'origine», précise la DDIP. C'est justement parce qu'il a, lui aussi, son mot à dire dans les procédures internationales et pratiques s'y rapportant, au niveau diplomatique, que nous avons pris attache avec le DFAE. Mais, c'était peine perdue. «Pour des raisons de compétences», nous a-t-on dit, notre demande d'information a été transférée à l'OFJ. Cette omerta suisse, quelle lecture en font les juristes algériens ? «Les enquêtes sur la corruption, gel d'avoirs ou autres relèvent certes des attributions des autorités judiciaires. Les lenteurs qui caractérisent ces enquêtes peuvent s'expliquer par le caractère transnational de ces infractions et la nature complexe des procédures, ainsi que par les difficultés à réunir des preuves suffisantes. Cependant, la volonté politique des Etats reste la condition sine qua non à l'aboutissement des enquêtes et procédures judiciaires engagées dans les affaires de corruption. L'efficacité de la coopération interétatique dans tout qui touche au domaine de la corruption à grande échelle ne repose pas uniquement sur les instruments juridiques ou les mécanismes et instances mis en place. C'est une question éminemment politique», analyse l'avocat pénaliste Me Abderrahmane Boutamine, un des ténors du Barreau algérien. Toujours est-il que, selon la législation suisse, en cas d'entraide et d'enquêtes pénales internationales, les avoirs de potentats ne peuvent être confisqués et restitués à l'Etat d'origine qu'une fois leur provenance illicite est préalablement établie dans le cadre d'une procédure judiciaire, soit dans l'Etat concerné, soit en Suisse, avec comme principale base légale la loi fédérale sur l'Entraide internationale en matière pénale (EIMP). A cet égard, «l'entraide internationale en matière pénale constitue un instrument fondamental, car elle permet l'échange de moyens de preuves entre Etats». Mieux, la Suisse a la possibilité de saisir les fonds au titre de l'entraide judiciaire et de remettre la documentation bancaire correspondante à l'Etat d'origine dès lors que lui est soumise, par l'Etat en question, une demande juridiquement valable. L'on se rappelle, à ce titre, qu'en août 2013, le parquet d'Alger avait, justement, annoncé qu'«aujourd'hui, l'enquête judiciaire a permis d'établir l'existence d'un réseau international chargé de recevoir des pots-de-vin en contrepartie de contrats avec Sonatrach. Des sommes colossales ont été perçues par des intermédiaires qui sont responsables au ministère de l'Energie ou de Sonatrach. Ces sommes leur parvenaient par le biais d'opérations bancaires très complexes, à travers plusieurs pays, dans les quatre coins du monde. Ces commissions étaient offertes soit directement aux personnes incriminées, soit aux membres de leur famille, soit à leurs anciennes connaissances». Ainsi, toutes les conditions semblent être réunies pour que soient bloqués et confisqués les avoirs de Chakib Khelil, Farid Bedjaoui et de Reda Hemche, «chef d'orchestre» du système de collusion internationale mis en place par les deux premiers, qui s'est exilé à Montreux (Suisse) en 2009. A moins que la Confédération n'accorde que peu d'égard à ses «intérêts» en Algérie puisque d'après sa diplomatie, le DFAE en l'occurrence, «lorsque la sauvegarde des intérêts du pays l'exige, le Conseil fédéral (CF) a le pouvoir de bloquer les avoirs de potentats déposés sur la place financière suisse». Par ce principe, le Conseil fédéral cherche à contrer l'usage abusif de la place financière suisse car, insiste-on, «celle-ci ne doit pas servir de lieu de dépôt des avoirs acquis de manière illicite par des PPE s'étant livrées à des pratiques de corruption ou d'autres crimes». Aussi, si le CF n'a pas jugé impératif de procéder au blocage des fonds, en dépôt sur son territoire, de l'ancien ministre de l'Energie, ses proches et de ses ex-hommes de confiance, c'est, semble-t-il, parce que ces fonds ne sont pas perçus comme «avoirs de potentat» ou que Chakib Khelil ne serait pas une Personne politiquement exposée (PPE). Ceci, bien que chez les Suisses, le concept d'avoirs de potentats s'applique «lorsque des personnes politiquement exposées (PPE) à l'étranger et leurs proches s'enrichissent de manière illicite en s'appropriant des valeurs patrimoniales par des actes de corruption et d'autres crimes et en les détournant vers une place financière en dehors du pays concerné», précise le DFAE. Et, sont considérées PEP, les personnes qui «exercent ou ont exercé des fonctions publiques importantes à l'étranger, notamment les chefs d'Etat ou de gouvernement, les politiciens de haut rang au niveau national, les hauts fonctionnaires de l'administration, de la justice, de l'armée et des partis au niveau national, ainsi que les membres des plus hauts organes des entreprises étatiques d'importance nationale». N'est-ce pas le cas de M. Khelil, ses proches (épouse et enfants) et de ses ex-collaborateurs, surtout si l'on sait que «sont également concernées, poursuit le DFAE, les personnes physiques, qui, de manière reconnaissable, sont proches des PEP pour des raisons familiales, personnelles ou pour des raisons d'affaires ?» Mieux encore, dans certaines affaires hautement graves et de dimension internationale, «le Conseil fédéral a la possibilité de prendre des mesures aux fins d'empêcher toute tentative de retrait de valeurs patrimoniales, d'origine suspecte, se trouvant sur la place financière suisse. Dans pareil cas, peut être mis en œuvre l'article 184 de la Constitution fédérale dans son chapitre Relations avec l'étranger», souligne, pour sa part, Messaoud Mentri, docteur en droit international. Et le professeur d'Universités d'ajouter : «Le temps est ainsi donné aux autorités judiciaires des Etats concernés de lui faire parvenir une demande d'entraide judiciaire dans le cadre de leurs enquêtes pénales».