Par Odette Bernezat Peu m'importait que j'embarque pour le désert au puits d'In Ziza ou à l'ombre de la montagne Iharen, des gorges de Tin Irlalen ou de la frange de sable de Murzuk. Je partais. Il m'arrivait même d'attendre d'être sur le terrain pour enfin regarder une carte... Si j'avais su que l'on ne pourrait plus m'offrir de départ insouciant, j'aurais dit «oui» d'un air grave et j'aurais questionné «où ?» Je me serais penchée sur la carte, aurais tenté de deviner le terrain de mon départ, sable ou caillou, j'aurais affrété mon voyage avec un soin infini, prenant un plaisir fou à sa préparation. Sachant qu'il pouvait être le dernier, j'aurais tout fait pour qu'il soit le plus beau. Au point de départ, je prenais conscience de qui allaient être mes compagnons de voyage. Je n'avais exigé personne, j'acceptais tout le monde, même l'inconnu. Je renouais tranquillement avec ceux que je connaissais, je faisais connaissance des nouveaux et apprenais leurs noms, leurs tribus, leurs liens parentaux. Je recommençais à zéro sans me presser, pensant avoir le temps de me laisser découvrir et connaître à mon tour. Mes amis habitent le désert, et le désert est grand ; on ne peut pas être partout, comme dit le Targui Abdulahi lorsqu'il ne peut nous accompagner pour raison familiale ou travail et caravane ailleurs. Si j'avais su Mais, si j'avais su que mes voyages m'étaient comptés, j'aurais exigé avec détermination que mes bons amis soient de chaque départ. J'aurais refusé de laisser faire le hasard, je ne me serais pas résignée à des compagnons anonymes qu'il me faudrait apprivoiser. Je n'aurais pas supporté l'absence d'Abdulahi ou celle de Ramran ; je savais trop ce que peut être avec eux le plaisir du cheminement. Sachant que mon voyage pouvait être l'ultime, j'aurais désiré partir avec les meilleurs. Au lieu d'exiger, je me contentais, attendant la prochaine occasion (…) Si j'avais su qu'un jour on mettrait fin à mon plaisir, j'aurais couru au lieu de musarder, flatté mon chameau pour lui presser le pas. Si j'avais su, j'aurais continué chaque jour plus loin, j'aurais allongé ma foulée, allongé mes journées, mis les bouchées doubles ; si j'avais su je me serais hâtée pour arriver au bout, pour vivre plus. Au lieu de passer outre le détail en pensant «j'ai le temps» ou «la prochaine fois», j'aurais dû profiter mieux, mieux de tous les plis de mon désert, de ce qu'il cache au creux de ses rides, au fond de ses oueds et à la cime de ses montagnes. Pourquoi n'ai-je pas mieux herborisé armoises et graminées, mieux distingué le silex du caillou, mieux reconnu la trace du chacal qui rôde la nuit près des bivouacs, mieux retenu le rire et le regard de mes compagnons de désert ? (…) Et croyant avoir devant moi l'éternité, mon étonnement ne fut jamais sans limite. Au contraire, je traversais innocemment mon désert sans tenir le décompte de rien. Inutile, le décompte des oueds franchis, des acacias qui nous offrirent l'ombre, des sommets escaladés sans un regard en arrière, des trous d'eau où nous fîmes le plein. Sachant que je ne reviendrais pas, je serais restée un peu plus longtemps au sommet de la Garet, j'aurais regardé avec plus d'intérêt la tête d'une fleur inconnue, j'aurais épié le petit rongeur tellout à la sortie de son trou, j'aurais écouté sans impatience Borha me raconter l'interminable légende d'Arnmarnellen. Assurée que mes nuits ne m'étaient pas comptées, je me couchais tôt pour être d'attaque au lever du jour (…) Oui, bien sûr, je regardais le ciel avant de m'endormir. Mais attendons Orion ou Vénus comme on espère la comète de Halley ? Je savais mes étoiles non pas immobiles, mais en constance surveillance au-dessus de moi. Si j'avais su que le ciel me serait lui aussi interdit, j'aurais meublé mes nuits d'insomnies volontaires. J'aurais appris par cœur le nom des étoiles, des constellations et des planètes. Ayant compris que mes bivouacs ne seraient pas éternels, j'aurais veillé sans doute plus longtemps au bord du feu. J'aurais demandé à Entayent de remettre encore un peu de bois, j'aurais plus longtemps offert les paumes de mes mains aux flammes, j'aurais rêvé longuement en regardant s'éteindre l'incandescence rouge des braises, j'aurais écouté mes compagnons parler de la piste du lendemain, du pâturage et du prochain point d'eau. (…) Je quadrillais avec Jean-Louis le désert algérien, et nous fûmes souvent les tout premiers, de l'Ahnet à l'Amadror, de l'erg Mehedjibat aux Tassili n'Ahaggar, de Tamanrasset à Djanet. Nous sommes allés aux confins de la Libye et avons réussi le pari de l'Egédé de Mourzouk, nous avons exploré dune après dune l'immensité des Ergs Oriental et Occidental, nous avons relié l'Adrar à la Tadrart. et sommes entrés dans le Guelb er Richat avec une pensée pour Monod, nous avons traversé le Sahara d'une traite, trois mille kilomètres, d'El Abiod Sidi Cheikh à Agades... Naturel. Je trouvais naturel cet itinéraire en pointillés tracé au pas des caravanes. Ce n'est pas quelques mois par an que j'aurais dû passer dans le désert, mais une vie entière. M'ennuyer ? Me lasser du désert ? Non, impossible, notre bataille de Troie n'était pas gagnée. Le long des pistes, nous tissions l'amitié avec nos compagnons, Touareg, Chaâmba, Maures, Arabes, Berbères, Reguibats... Notre premier vrai coup de foudre fut Abdulahi. Les autres vinrent plus timidement, mais forcirent peu à peu en même temps que s'allongeaient nos pistes. Avec les Touareg, on apprit à parler de part et d'autre le langage des autres. Quelques-uns suivirent nos plus folles aventures, disant «oui» tout de suite avant même de savoir où nous voulions aller. Abdulahi, Mussa, Uksem, Bey, Entayent. Akulan, Ramran, Belkech, Borah, Atankawes, El Burari. Ils se relayaient et marquaient chacune de nos caravanes de leur empreinte personnelle. Moi, je serais allée avec eux au bout du monde. Confiance totale. Ils furent des compagnons idéaux, faisant de notre désert un monde vivant, où tout était montré, expliqué, appris, partagé. Connivence et amitié. Bien sûr, j'avais mes préférés, Abdulahi pour apprendre et rire, Ramran pour rire et apprendre. Je les pensais semblables au désert, éternels et immuables ; et bien sûr, lorsque les premiers partirent, nous fûmes tristes. Rassi. Abdelkader. Uksem. El Mudden Khabti. Une fois, pour nous rendre aux salines de l'Arnadror en plein été, nous convoquâmes Mussa, Abdelkader, Abdulahi et Entayent pour le plaisir d'être noyés en milieu touareg... Nous aurions dû le faire avec tous. Une grande caravane, un voyage au long cours pour conjurer les départs impromptus, les absences subites. Trop occupée à bouger, trop éprise d'espace, trop désireuse de courir à droite et à gauche, je n'acceptais pas toujours l'invitation des femmes à vivre avec elles, sédentaires en des campements exubérants de vie. Certes, je passais deux-trois jours par ci par là, chez Chadika, Hessa, Adda ; j'allais garder les chèvres une semaine, pas trop plus, avec les femmes célibataires de Tagmart. Je viendrais plus longtemps, leur promis-je maintes fois… Adema, Adda, Rambechicha et les autres Je pensais vraiment que l'instant arrivant où je ne pourrais plus courir la montagne, je prendrais le temps de longues pauses. C'était un projet agréable, un rêve paisible de retraitée heureuse. Aller avec Adema garder les chèvres un jour sur deux ; avec Raïchabu jusqu'au point d'eau avec les ânes, un autre jour sur deux. Faire la VIP chez Adda qui me montrerait comment filer le poil de chèvre. Passer à l'improviste chez Tebilbilt pour simplement entendre son grand rire. Tourner la meule à grain chez Teori, apprendre à baratter chez Chadika et à cuire la galette sous le sable chez Badlulik. M'asseoir sous la tente comme une grand-mère et regarder les tout petits vivre nus et pieds nus... Que n'ai-je tenu mes promesses ! M'en veulent-elles d'avoir préféré la vie dehors, dar ténéré disent les Touareg lorsqu'ils sont loin des campements ? M'accusent-elles d'avoir failli à mes promesses ? Au lieu de m'attarder, à la fin de chaque voyage ou en quittant les campements, je leur disais simplement «merci», «au revoir» et «à bientôt», ce qui était vrai puisque nous étions certains de revenir. Je disais «au revoir» comme on pose le pied sur un quai pour une courte escale alors que j'aurais dû m'éterniser dans mes adieux, dire que je n'oublierais jamais ce beau voyage, dire que je penserai à eux le restant de ma vie. Et maintenant ? Le grand vide... Nous, Jean-Louis et moi, incapables de mouvement, impuissants, brisés dans nos élans. Moi, colère énorme. Une boule de chagrin gonfle à chaque soleil qui se couche derrière mes montagnes. Jean-Louis ? Je n'ose questionner ; je sens, je sais, j'imagine. Ulysse vainqueur fut heureux de rentrer à Ithaque ; Jean-Louis est assigné à perpète hors du désert. Pour eux, Touareg, Chaâmba, Maures, Arabes, Berbères, Réguibats, un vide affreux, un trou noir de silence, un puits de lumière obstrué. Finie cette belle ouverture qu'ils avaient vers l'extérieur, coupé net le lien qui les encordait au reste du monde. Retour en arrière, plus d'échange, plus de partage, interdiction. Volte-face vers l'abandon absolu. Nous sommes désormais tous vacants. Nous, dans la nostalgie des souvenirs et l'amertume des projets engloutis. Eux, dans l'incompréhension envers un monde immérité et injuste, Inch Allah. Il ne nous reste que les yeux pour pleurer, disons-nous. Il ne manque de vous que les yeux, disent les Touareg lorsque leurs amis sont loin.