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«Le Coran doit être abordé de manière consciencieuse et libre»
Malek Chebel. Anthropologue des religions, philosophe
Publié dans El Watan le 06 - 07 - 2015

Créateur de l'expression «Islam des Lumières», Malek Chebel est l'auteur de 35 livres spécialisés sur le monde arabe et l'islam.
Il a fait partie du Groupe des Sages qui, auprès de Romano Prodi, président de la Commission européenne, réfléchissait aux implications culturelles induites par l'Europe, notamment dans ses rapports avec la rive sud de la Méditerranée, à l'origine de l'élaboration de la première charge euro-méditerranéenne. Il s'intéresse aujourd'hui particulièrement aux travaux de l'UpM, l'Union pour la Méditerranée.
Qu'est-ce qu'être musulman aujourd'hui ?
Le musulman d'aujourd'hui est d'abord un musulman moral, j'entends par là que le rituel - je vais à la mosquée, et je m'en débarrasse - ne constitue plus un critère suffisant. Et crier à la tribune que les autres citoyens sont de mauvais musulmans n'est plus que l'expectoration d'un histrion sans grande portée. J'entends une morale individuelle, évidemment non pas celle qui juge, mais celle qui se juge. Une morale de responsabilité et non une morale de devoir. Un musulman doit être en plus un citoyen modèle, vertueux et tolérant selon la définition même qu'en donne le Coran.
Etre musulman, n'est-ce pas un rapport personnel à Dieu et à sa pratique religieuse ?
L'un ne va pas sans l'autre : vous ne pouvez prétendre atteindre au sacré, et Dieu est quand même - à ce point de vue - le «Sacré absolu» si vous n'avez pas d'abord pacifié votre relation à vous-même et à vos voisins.
Il faut savoir par exemple que celui qui précède tout le monde à la salle de prière pour gagner des places aux yeux des hommes n'a aucune valeur intrinsèque et n'est musulman que pour lui-même. Même chose pour celui qui cherche à occuper un poste politique (l'inverse est vrai, un homme politique qui croit tromper son monde en se courbant provisoirement devant l'imam), et bien entendu le cupide qui veut s'habiller de vertu.
Qu'en est-il du libre arbitre ? Quelle est la place et le statut de la parole libre ? De la laïcité ?
Hélas, le libre arbitre, la parole libre, la laïcité et même le concept de raison n'ont pas de place tout le temps que l'islam sera en crise. Ces attributs de l'être humain ne s'acquièrent qu'après coup, et après des luttes acharnées entre différents magistères. Il faut mener la révolution de la pensée islamique avant de voir naître sur le long terme une pensée libre, non pas opposée au dogme, mais opposée à la tartufferie, le faux semblant, l'hypocrisie des hypocrites, la prise de distance avec les démagogues de tout poil qui manipulent la Parole coranique et qui, toujours insatisfaits, mettent des gandouras immaculées et se présentent dans tel meeting auréolés de leurs galons usurpés.
Vous qui avez traduit le Coran, vous abordez dans vos travaux tous les sujets tabous relatifs aux femmes, à l'amour, au sexe… Qu'en concluez-vous ? Qu'en est-il de l'égalité des sexes, de la tolérance, de l'amour en islam ?
Ces questions sont le fruit d'une marche exigeante de la société tout entière vers une égalité, non pas par des hadiths ou des versets coraniques, qui, certes, forment une sagesse immuable, mais qui sont très peu réactifs selon les époques, mais en se référant aux constituants sociaux et politiques élaborés par les citoyens eux-mêmes.
La Constitution, le code civil, le code de la famille, le code du travail, le droit en général, les luttes sociales, le combat de la femme, les prises de position de telle ou telle personnalité respectable et crédible font avancer les choses, mais pas l'imam qui se sécurise lui-même en débitant des sommes appréciables de hadiths, mais qui, pour la plupart, ne sont pas adaptés à notre temps présent.
Cela étant, à titre personnel, je ne fais pas l'amalgame entre un bon imam qui connaît par cœur le Coran et qui est moderne, qui donne de bons conseils aux jeunes, qui les appelle sincèrement à ne pas se fourvoyer, et un imam ignorant qui prêche la guerre sainte à tous les coins de rue. Il faudrait que la corporation des imams puisse se séparer à l'interne des faiseurs malhonnêtes, des aventuriers, des semeurs de haine.
Pourquoi les musulmans ne savent plus ou n'osent plus parler d'amour, de désir, de sexualité. Est-ce haram ? Le mariage temporaire, ezzaouadj el moutaa est-il d'essence religieuse ? A-t-il une légitimité aujourd'hui ? Le voile semble prendre une place de premier plan dans les débats de société ? Est-ce là l'essentiel ?
Les questions de l'intime, désir, sexualité, mariage de jouissance, voile, l'amour, etc. sont par essence très personnels, que ce soit en islam ou ailleurs. Aussi, dès le début, l'instance morale s'est-elle rapidement emparé du sujet, non pour le condamner, mais pour l'expliquer aux jeunes mariés qui avaient besoin de se confier.
Des théologiens peu scrupuleux en ont fait un commerce de réputation, lequel peu à peu a entraîné les dérives que l'on connaît. Le mot haram est venu sanctionner non pas le côté délétère de la liberté sexuelle (que les jeunes acquièrent de toute façon, car la nature est ainsi faite), mais la crainte que cette liberté quitte définitivement les mains de ceux qui l'instrumentalisent. Là encore, comme pour la politique, je ne juge pas les personnes, mais les actes.
Pourquoi les oulémas autoproclamés ne renvoient-ils de l'islam qu'interdits, gomment l'amour, l'humanisme, la tolérance ? Et propagent un islam intégriste ?
Il faut savoir que l'islam - religion de paix et de fraternité - devient une idéologie et une politique à partir du moment où l'imam, le «alim» ou le moufti sortent de leur rôle d'éducateurs pour devenir des imprécateurs pour lesquels la foi est polluée d'avance et que eux sont capables de la purifier en lieu et place des croyants et surtout des croyantes, plus infantilisées que leurs homologues masculins.
Les «oulama» autoproclamés sont des cellules tueuses dans des corps sains. Il ne faut en aucun cas céder à leur propagation de la haine et de la malédiction, car chacun de nous est responsable en bien et en mal de ce qu'il a commis ou laisser commettre ici sur Terre (c'est un verset coranique) et nul ne viendra intercéder pour vous dans l'Au-delà.
Quelle méthodologie pour interpréter le Coran ? Faut-il relire le Coran ou tout simplement le lire ?
Il faut lire, méditer, comprendre et ne jamais se fier à moins instruit que soi en matière coranique, car le moins instruit recouvre son ignorance par une attitude imprécise, agressive, moralisatrice et belliqueuse. Le Coran doit être abordé de manière consciencieuse et libre : si quelqu'un vous dit que le cheikh a dit que le Coran a dit de dénoncer votre voisin parce qu'il est mauvais musulman, que lui-même le tient d'un autre cheikh qui le tient d'un autre jusqu'à Ibn Taymiyya, la réponse est celle-ci : «Il vaut mieux aller à la source et lire Ibn Taymiyya, il est souvent plus équilibré que ses pseudos-zélateurs».
Cela s'applique aussi au Coran  : le mieux, c'est de le lire par soi-même. Aidez-vous de méthodes d'interprétation, en langue arabe (c'est mieux), mais aussi en farsi (si vous êtes instruit dans cette langue), en turc, en indonésien et dans toutes les langues du monde. Comme la science, le Coran n'a pas de limites. Je plaide ici pour la responsabilité individuelle en matière de savoir en général et en matière coranique en particulier : «Iqrâ !»
Le prisme de l'idéologie islamiste, du fondamentalisme et du salafisme sur le politique ne constitue-t-il pas une régression considérable pour les pays musulmans qui en sont affectés dans le concert des nations ?
Depuis la chute du califat et l'intrusion des intérêts capitalistes étrangers dans des pays fragiles et multiconfessionnels (comme l'Irak, la Syrie, l'Egypte), la division est devenue la règle. Dans l'état actuel des choses, la complexité fait office de paravent obscur contre toute analyse objective et documentée.
Dans le moyen terme, des alliances nouvelles risquent de transformer la cartographie actuelle.
A plus long terme encore, l'Occident, et peut-être aussi la Russie et la Chine, s'entendront sur une répartition qui les arrangerait plus ou moins durablement.
Je ne vois pas comment, alors même que la région du Proche-Orient est une poudrière à ciel ouvert, que le Maghreb est sous tension et que l'Afrique est un caravansérail où chacun prend ce qui lui manque, nous reviendrons comme par enchantement au temps du panarabisme et même des pays non-alignés.
Au plan international, le musulman suscite aujourd'hui répulsion, rejet, défiance. D'où vient que la perception de l'islam par les Occidentaux soit si négative et réductrice ?
Vous ne pouvez laisser des assassins commettre leurs crimes et demander aux autres de respecter la religion au nom de laquelle ils agissent, sans compter que vous avez été très timoré pour les dénoncer. Les non-musulmans respecteront les musulmans le jour où ces derniers manifesteront un réel respect de leur propre foi, avec l'exigence de vérité que cela implique.
Si moi, en tant que sunnite, je trouve normal et je soutiens ne serait-ce que par le silence telle guerre menée par un pays sunnite aux dépens d'un pays chiite (ou inversement), pourquoi voulez-vous que les non-musulmans partout dans le monde manifesteront plus de mansuétude à mon égard et à l'égard de l'islam ? Hélas, nous nous révoltons contre les amalgames, lorsque, en réalité, nous les fabriquons en masse, et sans jamais exercer en retour la moindre autocritique.
Dans les sociétés musulmanes, les intellectuels éclairés ont du mal à se faire entendre, à exercer une influence sur leurs
sociétés ? Quant aux sociétés occidentales, elles ne semblent pas accorder un grand intérêt à leurs analyses, préférant retenir un islam réducteur, réactionnaire. Partagez-vous ce point de vue ?
Oui, vous avez tout à fait raison. Que nos pays nous tiennent pour une quantité négligeable est un constat amer qui mérite une étude circonstanciée. En sachant que la solution est d'abord politique. Mais que les autres pays ne nous écoutent pas, quoi de plus normal, ils ont leur propre élite.
Quel islam pour demain ? Je vous cite : «Celui qui amène au monde l'algèbre, l'arithmétique, la parfumerie, une gastronomie brillante, une musique, une maison de la sagesse et qui s'occupe de cosmologie». Cet islam des Lumières que vous portez est-il encore possible, ou alors devons-nous nous contenter de la nostalgie d'un passé révolu ?
L'islam des Lumières est un islam de progrès, mais il ne récuse pas les réussites passées. Loin de là. C'est un islam qu'il faut expliquer et défendre comme une solution d'avenir. Il naît des différentes corrections et améliorations de l'état actuel des choses : mieux comprendre le Coran, mieux l'appliquer, prendre ses distances avec les idéologues et leur idéologie, les moralistes et leur morale (sauf si elle est respectueuse de l'individualité de chacun), pousser la jeunesse à mieux s'investir dans le domaine de la connaissance, dénoncer les archaïsmes politiques, travailler à une plus grande civilité de nos institutions...
Bref, c'est un projet de re-civilisation, un projet global et un projet exigeant que je porte depuis plus de onze ans (l'expression est née en 2004). L'islam des Lumières triomphera le jour où les musulmans comprendront que sans le travail critique, en particulier celui des intellectuels, est celui qui a porté si haut l'islam, au Maghreb, en Asie, dans les Balkans, en Andalousie et ailleurs.


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