Bienvenue à Iguersafène, le village qui a organisé la douzième édition du festival ambulant Raconte-arts. Suspendu au sommet de la montagne à la limite de la forêt Akfadou, le village, avec ses étroites ruelles, ses cinq fontaines et ses quelques maisons berbères (thazeka), a accueilli pendant une semaine un festival d'envergure internationale dans un décor typiquement kabyle. Du 24 au 31 juillet, «le village des 99 martyrs», comme le revendiquent les villageois fiers de leur participation à la Guerre de Libération nationale, a été la scène de moult spectacles nocturnes, expositions littéraires, arts de rue et surtout un terrain de fusion culturel. «Je suis particulièrement bluffée par les bonjours et les bonsoirs», lance une participante. C'est effectivement rare de rencontrer un villageois sans être salué. Comme Da Arezki qui nous a abordés pour nous proposer de l'eau fraîche, d'autres ont carrément mis à la disposition de tous des glacières d'eau devant chez eux. Les femmes, quant à elles, dans un élan de gentillesse, lancent : «Si vous avez besoin de quelque chose n'hésitez surtout pas !» Na Zohra, avec beaucoup d'affection, se presse à impliquer le divin «Wakalgham Rebbi», banni sera celui qui ne la sollicite pas en cas de besoin. Des échanges spontanés et conviviaux se faisaient naturellement entre les passants et les familles assises devant leurs maisons bordant la rue principale du village. Nombreuses étaient les scènes d'hospitalité et d'échanges festifs. Dès le matin, le petit-déjeuner est servi sur la grande place, Tajmaât n'tadart, avec gâteaux et autres spécialités kabyles, à savoir sfendj (beignets) et thighrifin (crêpes) pendant toute la semaine. Chaque femme contribue à embellir les tables publiques à sa manière. «Incroyable, lance Ismaïl. Tout le monde joue le jeu et les villageois sont tout contents.» Lui qui a l'habitude d'être dans l'organisation, salue l'implication des habitants d'Iguersafène, ce qui n'a pas toujours été le cas durant les autres éditions du festival. Tajmaât «Je suis soulagé, confie Ali Bakour, le président du comité du village. Je craignais l'indifférence des villageois.» Saluée par tous les participants, l'organisation était exemplaire. Entre sécurité et hospitalité, les bénévoles du village ont su tenir le coup. C'est grâce aux efforts des jeunes et surtout à Tajmaât n'tadart que le déroulement des festivités a été une réussite. C'est d'ailleurs grâce à l'exemplarité de ce comité de village qui a réinventé le système de Tajmaât (institution de valeurs ancestrales qui assure l'implication du villageois dans la gestion de leur village) que les Raconte-arts ont puisé le thème de cette édition, intitulée «L'esprit de Tajmaât réinventé». «Si les tajmaât d'autrefois géraient le quotidien des villageois, nous œuvrons pour l'élan demain», affirme le président du comité, qui est d'ailleurs le plus jeune président de Tajmaât (l'amine n'tadart) depuis l'indépendance et la reconstruction du village, entièrement rasé en 1957 par l'occupant français. A 41 ans, il est l'exemple du sang nouveau et d'un charisme modernisateur de la gestion d'un village kabyle. Iguersafène est d'ailleurs le village le plus autonome. Il a été primé en octobre 2014 comme étant le plus propre de Kabylie. Il incarne pour autant l'autosuffisance. Azouaou Belli, le président de l'APC d'Idjer, souhaite que les autres villages de la commune «prennent ce bon exemple». Selon lui, «les mairies n'ont pas toujours les moyens pour tout assurer. Néanmoins avec la volonté des citoyens pour changer les choses, l'APC est prête à aider avec le peu qu'elle peut mettre à leur disposition». Dans le même sens, Ali Bakour affirme que la réussite est dans la conscience commune des villageois : «On a su dès le début que le destin était entre nos mains, on a donc rien fait d'autre que travailler.» «Dans ce village, nous produisons tout, sauf l'électricité et le goudron», ironise-t-il. Cité-état Iguersafène, village qui porte le nom de sa position géographique — entre deux rivières — est désormais une sorte de cité-état. Tajmaât une assemblée qui réunit 1383 villageois de sexe masculin de plus de 21 ans. C'est l'endroit où se discutent les questions qui concernent le village. Tout le monde contribue et les décisions qui se prennent sont soumises au vote. Personne ne peut contester les verdicts de Tajmaât. Parmi les décisions prises en faveur des Raconte-arts par Tajmaât : l'utilisation de la mosquée du village comme salle d'exposition pendant les journées du festival, malgré le refus de l'imam. «Dieu est témoin que je n'ai pas voulu d'une atteinte à la dignité de la mosquée», confie cheikh M'hand, l'imam de la mosquée. En signe de tolérance et de message de la paix enfin faite entre l'art et la religion, les villageois ont tous voté contre la volonté de l'imam. «En quoi une œuvre de peinture ou une photo peuvent-elles porter préjudice et représenter une profanation pour la mosquée», s'interroge Mourad, un habitant du village, qui a voté pour l'exploitation de la mosquée. Pour leur part, les quelque 150 habitants qui font la prière, «ont choisi de respecter la décision de Tajmaât et la volonté de la majorité». «Quant à moi, je ne voulais pas de fitna dans le village, j'ai donc préféré me taire et me plier à la volonté du comité du village», ajoute cheikh M'hand. Pour la survie du comité et le lancement des grand projets, les villageois contribuent à la caisse du comité à près de 46% des réserves financières. Les natifs d'Iguersafène immigrés à l'étranger contribuent également au financement des projets du village par un impôt qu'ils versent aux bureaux du comité à Paris et Marseille, au Canada et aux Etats-Unis. C'est ainsi que le comité a pu réaliser les grands chantiers, dont le réseau d'alimentation en eau à partir d'une source dans la montagne de l'Akfadou. Ils ont aussi leur décharge publique, où ils font le tri. La vente du plastique et du fer sont rentables pour la caisse du village. En plus de la réussite de gestion saluée à l'unanimité, l'implication des femmes a suscité l'ébahissement des participants. Surtout des Algériens des autres régions venus pour la première fois en Kabylie. Femmes «Si c'était chez nous que j'avais demandé à une femme de la prendre en photo, elle m'aurait causé des problèmes», compare Messaoud, folkloriste dans la troupe karkabou de Ouargla. Même éblouissement du côté des Mozabites : «Je n'ai vu une telle ouverture d'esprit et une telle participation des femmes que dans les films turcs. Je suis stupéfait, les femmes sont dévoilées et gardent pour autant leur authenticité, leur identité algérienne et les valeurs musulmanes», confie Mohamed Hadj Ibrahim, de la troupe Imekres. Quant aux femmes de la troupe Lalla Oukheira venue aussi du M'zab, elles étaient jalouses de cette liberté de la femme kabyle : «Elles sortent la nuit seules, avec leur tenue traditionnelle, et personne n'ose les interpeller. Chez nous, avec le voile intégral, on nous interdit de circuler avec tant de liberté. Quelle belle image, quelle fierté d'avoir un noyau pareil en Algérie !» Cependant malgré sa participation massive — et les salutations dont elle fait l'objet —, à Igersafène ou ailleurs en Kabylie, la femme est frustrée de ne pas participer dans la prise de discision au sein de Tajmaât. Les femmes subissent, tout comme les enfants, les décisions de cette assemblée : «On ne nous a pas demandé notre avis sur l'organisation du festival. Il est vrai qu'on l'accueille de bon cœur, ais, on aurait aimé être des villageoises à part entière, avec des droits !» Des hommes du village questionnés sur l'éventuelle participation féminine à l'assemblée, trouvent l'idée ridicule. «Si ma femme assiste à Tajmaât, quel sera mon rôle à moi ?» répond un villageois devant sa femme, qui n'ose pas le contredire. Souhila Bakour, pourtant femme, est à la tête de l'association la plus influente duvillage, Alma Vert, celle qui a valu le prix de propreté environnementale : «Il est vrai que je milite pour l'environnement, mais mon objectif est de loin féministe.» Malgré les réactions machistes dignes des traditions kabyles, du côté des jeunes, le discours est plus progressiste. «On a des étudiantes, des femmes qui ont des diplômes supérieurs, elles vont certainement finir par intégrer l'assemblée, puisqu'à Iguersafène on est dans le bon chemin. Il y a six ans, on a mis fin à la sacralisation du plus vieux au sein de cette assemblée avec l'élection du président actuel, qui n'a pas plus de 40 ans. On finira par intégrer les femmes puisque seules les compétences comptent désormais», assure Khaled, un villageois de 30 ans. Saleh, un étudiant de 20 ans, estime que «c'est aux femmes de mener le combat. Notre village les respecte. La preuve : le respect envers les participantes au festival». Participants Entre artistes, écrivains, conférenciers, journalistes et autres curieux, le village a reçu une grande affluence. Les quelque 350 participants ont été hébergés dans des maisons que les habitants ont mis à leur disposition. L'aventure était au rendez-vous. Camping, randonnées et rencontres entre artistes des hautes montagnes kabyles attachés au traditions, les bénévoles parmi les jeunes du village assuraient la sécurité. Des invités se sont souvent plaints des fouilles et autres interpellations pour vérification d'identité. Epris d'une volonté de préserver l'image du village conservateur, le ton s'est souvent élevé dans les échanges avec les inconnus. «C'est notre première fois, il faut excuser notre excitation, c'est pour votre sécurité», rétorque un volontaire chargé de la vigilance. D'ailleurs, à l'entrée du village, deux barrages sont dressés. Au premier, les visiteurs laissent leurs voitures ; au second, ils déposent leurs pièces d'identité. Le principe : «Dites-nous qui vous êtes, que venez-vous faire, ensuite amusez-vous bien à Iguerfasène !»