Au pied de l�Akfadou, le village d�Iguersaf�ne est �rig� sur les ruines de l�ancien village enti�rement ras� et incendi� par l�arm�e coloniale un certain 4 d�cembre 1957, � l�issue d�un pilonnage syst�matique de l�artillerie et de bombardements ininterrompus de l�aviation ponctu�s par une exp�dition punitive sur les hommes et les femmes qui ont miraculeusement �chapp� au b�cher. Aujourd�hui, le village martyre prend sa revanche sur le sort et, dirait-on, sur les hommes en dressant fi�rement ses fa�ades de pierre blanche sur ce qui fut il y a un peu plus de quatre d�cennies un paysage fant�me. Mais le lourd tribut pay� pour la R�volution par ce village avec ses 99 martyrs, ses veuves et ses dizaines de bless�s et de handicap�s �est jet� dans les m�moires oublieuses des autorit�s qui tournent le dos au village ne se rappelant de son existence qu�en des circonstances festives sur fond de promesses jamais tenues�, s�indignent les villageois, � leur t�te le pr�sident du comit� M. Hammache, ex-membre de l�organisation des enfants de chouhadas de la wilaya de Tizi Ouzou. R�alit� � laquelle s�est r�veill� le village qui, las d�attendre l�aide providentielle de l�Etat, a d�cid� de prendre en main sa destin�e en s��rigeant en v�ritable Etat autonome dans toutes les op�rations de d�veloppement. Et si aujourd�hui le village ressemble � bien des �gards � une ville, il le doit � ses seuls enfants et � personne d�autre. Un village g�r� comme un Etat. Iguersaf�ne dispose d�un bureau dot� de l�outil informatique renfermant le fichier et toutes les donn�es statistiques du village. Sur le mur les portraits de Mohamed- Boudiaf et du lieutenant Chelah Mohand, chef de zone dont le buste est expos� au chef-lieu � c�t� des colonels Amirouche et Mohand Oulhadj ses compagnons d�armes, c�toient ceux de Slimane Azem, Matoub Loun�s et Ra�b Slimane martyr du Printemps noir fauch� par la balle d�un gendarme un certain 12 mai 2001 et enterr� dans l�enceinte de l�APC. Le planning mural renfermant les 2 800 noms issus des sept familles de base que sont les Imardjanene, Athouravah, Ivakhouch�ne, Iksouyene, Izaniaine nous fait penser que nous sommes dans une administration �tatique. Soigneusement tenus � port�e de main les dossiers contenant les diff�rents registres class�s dans l�ordre facilitent la gestion des affaires courantes du village qui dispose �galement d�un fichier sp�cial �migr�s organis�s en structure bic�phale en France (Paris et Marseille). Vecteurs essentiels du d�veloppement de la localit� leurs cotisations mensuelles varient entre 1,25 euro � 5 euros par personne. Elles sont doubl�es dans le cas o� le village entame un projet. On y trouve �galement des listes par cat�gories sociales aidant � l�identification des n�cessiteux, le parc auto, et tout ce qui est de nature � �tre mobilis� d�urgence en cas de n�cessit�. Une carte g�ographique du village avec tous les rep�res topographiques du territoire du village a �t� �labor�e pour ma�triser l�urbanisme, la construction et l�environnement. A quelque chose malheur est bon semble dire � ce propos le pr�sident du CComit� du village qui affirme que c�est l�Etat qui a pouss� le village � s�organiser en le marginalisant. L�eau coule � flots dans les 464 maison d�Iguersaf�ne apr�s plusieurs ann�es de disette de gorge s�che. De guerre lasse le village a pris en main les choses pour mettre fin au syndrome du jerrican et des cha�nes interminables devant des fontaines taries. Mais il a fallu ramener l�eau � 1,800 km du village � travers le maquis et les pentes abruptes sur un itin�raire forestier. Un projet colossal r�alit� en un temps record de huit mois qui a co�t� au village la bagatelle de deux milliards cinq cent millions de centimes. Seuls 17 % du co�t du projet ont �t� pris en charge par l�Etat. �Une mis�re� estiment les villageois. L�eau distribu�e gratuitement, n�est rationn�e qu�en �t� o� les familles ont droit � 80 litres d�eau par personne. Pass� ce quota, l�exc�dent lui sera comptabilis� suivant un bar�me arr�t� par le village. Un agent proc�de � des rel�vements trimestriels sur les compteurs dont l�abonnement est fix� symboliquement � 25 DA. Des bouches d�incendie dans chaque quartier. Fait unique dans les annales villageoises, iguersaf�ne a install� de bouches d�incendie dans les endroits n�vralgiques compte tenu de sa proximit� avec la for�t. Les pompiers s�en servent pour �teindre les fr�quents feux de for�t. En sus du tron�on de 7 km pris en charge par l�Etat dans la r�alisation d�une piste agricole, le village a ouvert une piste ayant n�cessit� 10 jours de bulldozer pour ceinturer le village et �riger un ouvrage pour 60 millions de centimes afin de rallier le nouveau cimeti�re public qui fait penser par son architecture et son entretien aux cimeti�res �trangers. Erig� sur une superficie de 3 hectares il est dot� d�une salle de pri�re de 200 m2, de salles d�eau, d�all�es b�tonn�es et bois�es et d�une cl�ture en dur sur�lev�e de grillage. Encore en construction il a co�t� au village 600 millions. Une constitution pour le village. Elabor�e en octobre 2001 sous forme de m�morandum, la Constitution du village cerne tous les aspects organisationnels de la cit�. Les 12 chapitres (assembl�es g�n�rale, enterrements et obs�ques, AEP, bassins et fontaines, cotisations, social, convocations, AEP bis, f�tes et c�r�monies, inventaire et logistique, r�le de l�agent social, travaux et volontariat) sont r�gis par 74 articles de loi qui sont amend�s en cas de n�cessit�. Les chefs de famille (teman) choisis parmi les plus sages des �ichermas� �paulent et conseillent �l�amin�, en l�occurrence le pr�sident du comit� de village choisi en assembl�e par ses pairs et de mani�re consensuelle. C�est le garant de la Constitution du village qui a affich� bien en �vidence la D�claration universelle des droits de l�homme dans le bureau attenant � la mosqu�e. Toutes les d�cisions sont prises en assembl�e. La discipline librement consentie dans ce village de 2 800 habitants qui vivent tous en parfaite harmonie se r�percute positivement sur les relations inter-familiales absorbant et tuant dans l��uf toute vell�it�. Le village a pu ma�triser et survivre � la seule v�ritable crise qui l�a secou� durant la d�cennie noire. Mieux encore elle a permis par la suite de ressouder les rangs et de renforcer l�unit� du village puisque aucun incident n�est venu alt�rer les liens fraternels entre les individus. Ce qui a fait dire aux villages voisins, selon un habitant, �que c�est une simulation de crise destin�es � mettre � l��preuve l�environnement et d�busquer les malintentionn�s en cette circonstance�. Au bout de 40 jours les tombes sont construites de mani�res uniforme par le village dans un parfait alignement. �Ce qui permet l��galit� devant la mort�, ironise un jeune. Plusieurs autres projets secondaires ont �t� r�alis�s aux frais du village qui dispose de deux mosqu�es. Hasard g�ographique, le village a b�n�fici� de 512 lignes t�l�phoniques. Ce n�est pas une faveur, s�exclament les villageois, �c�est par accident et de par sa proximit� avec le chef-lieu comme bon nombre de localit�s de la r�gion�. Mais il a fallu une intervention en haut lieu car le projet aurait connu des tentatives de sabordage, susurre-t-on. Une st�le et un mus�e de 200 millions. �Notre village est class� premier au niveau wilayal et le 3e au niveau national en nombre de chahids apr�s deux villages de Batna consid�rant le nombre d�habitants�, s�enorgueillit un jeune. Pour les honorer le village a �rig� une st�le entour�e d�un espace vert de 1 000 m2, d�all�es b�tonn�es arros� par un jet d�eau et un mus�e de trois salles tr�s fourni en donn�es historiques et archives. A c�t� des ouvrages historiques, on peut y lire l�histoire du village �crite en lettres d�or et s��mouvoir devant les photos des chouhadas, des 45 moudjahidine descendus armes � la main apr�s l�ind�pendance, des membres de l�OCFLN et des veuves de chahid. Le tout a co�t� au village 200 millions de centimes. Ce n�est pas une construction de prestige, souligne le pr�sident du comit� de village. C�est une parade � ceux qui veulent nous les faire oublier. Ils oublient que le village a failli �tre an�anti n��tait un heureux concours de circonstances. Le commandant d�une troupe h�liport�e est arriv� au moment o� les hommes valides du village allaient �tre br�l�s vifs par les soldats de l�arm�e coloniale qui venaient de perdre trois des leurs dans un accrochage non loin du village. Craignant un scandale et des retomb�es m�diatiques, il �pargna miraculeusement leurs vies pour les emprisonner � Berrouaghia. D�ailleurs le village �tait dans une telle d�solation � l�ind�pendance que la pr�fecture de Tizi-Ouzou a dirig� sur le village une mission humanitaire danoise venue assister les populations kabyles les plus �prouv�es durant la r�volution. L�engin tout terrains une Land Rover c�d� au village par les hommes du Nord a �t� mis par la suite � la disposition de l�APC de Bouzeg�ne dont d�pendaient alors les localit�s d�Idjeur. Farouche r�sistance au terrorisme. Le terrorisme n�a pas �pargn� la r�gion d�Idjeur qui d�plore quelques victimes. Le chef-lieu a �t� le th��tre d�une incursion qui a fait date dans les annales de la r�gion en 1994. Le village Iguersaf�ne qui pratique l�Islam des anc�tres et veille � la sauvegarde des valeurs traditionnelles (l�imam natif du village y exerce depuis 32 ans, ouvre et cl�ture les assembl�es) n�a pas c�d� aux menaces terroristes durant la d�cennie noire. Il lui a m�me livr� combat suite au vol d�un camion. Dans la base terroriste du lac Noir � Akfadou, ils ont d�couvert un charnier et plusieurs engins vol�s aux citoyens et entreprises. Du trou creus� dans la terre surmont� d�un tronc d�arbre sur lequel est arrim�e une corde servant de monte-charge se d�gageait une odeur pestilentielle. C�est l� qu�ils jetaient leurs victimes apr�s les avoir atrocement mutil�s, raconte un t�moin du ratissage. Sur un cadavre d�capit� ils ont trouv� une casquette portant l�inscription �Azeffoun�. Le village n�a jamais �t� impressionn� par leurs d�monstrations de force dans la r�gion qui a v�cu � l��poque plusieurs incursions terroristes. Gard� telle une citadelle jour et nuit, il constitua une forteresse infranchissables aux groupes arm�s tent�s de le visiter, selon les aveux d�un repenti aux villageois. Mais dans leur imagination seulement car ils n�ont jamais os� passer � l�action sachant ce qui les attendait... Les f�tes entre traditions et modernit�. La gestion des c�r�monies et f�tes familiales est pr�vue dans le r�glement int�rieur du village qui, respectueux des v�ux et libert�s des familles, leur laisse toute latitude dans la fa�on d�organiser leurs f�tes. On ne leur oppose aucune restriction s�ils se conforment aux lois r�gissant les c�r�monies. Tout le village est invit� au repas compos� d�un couscous traditionnel avec viande et souvent d�un dessert. Les mari�s re�oivent des cadeaux sp�cifiques de leurs amis et des proches et de �lebna�, contribution alimentaire en �ufs, sucre ou �quivalent en argent de tous les foyers dans un rite qui ne d�roge pas � la r�gle. Le soir venu, hommes, femmes et enfants se retrouvent devant une sc�ne plac�e dans une place publique pour assister au gala. Des chants et danses qui durent jusqu�� l�aube au rythme de la gha�ta et du tbel mais aussi et surtout des rythmes assourdissants d�un orchestre accompagnant les chanteurs professionnels ou amateurs. Le tout dans un ordre parfait qui ne trouble en rien la mixit� qui pr�vaut dans les f�tes de la r�gion. Les �trangers au village non invit�s � la f�te sont gentiment reconduits aux portes du village. La solidarit� n�est pas un vain mot. Recens�s sur un fichier, les n�cessiteux et les d�munis du village font l�objet de toutes les attentions. En toute circonstance ils b�n�ficient de dons en nature et en esp�ces du village et de particuliers qui font leur geste dans le plus grand anonymat. C�est le cas durant le Ramadhan et l�A�d. On ne les oublie jamais durant les f�tes familiales. Avec les personnes �g�es et les malades, ils re�oivent � domicile leur part de couscous et de viande. La solidarit� touche �galement les n�cessiteux entamant un projet de construction, BTV, la cha�ne fran�aise � th�matique berb�re qui traversait une phase difficile de son existence a �galement �t� touch�e par la solidarit� du village jaloux de sa culture. Le t�l�thon organis� pour la circonstance a permis de collecter seize millions de centimes. Les aides concernent aussi les �l�ves n�cessiteux � la veille de la rentr�e. La jeunesse est encadr�e et accompagn�e dans tous ses projets culturels et artistiques. Une troupe th��trale mixte plusieurs fois prim�e. L�association culturelle cr��e en 1989 constitue la fiert� du village qui revendique son identit� s�culaire confisqu�e. La troupe de th��tre mixte a �t� prim�e � maintes occasions. Le village qui a organis� et abrit� � ses frais trois festivals r�gionaux du th��tre amateur a particip� � une cinquantaine de repr�sentations for�ant le respect par son talent dans cet art difficile. Championne au festival Malek-Bouguermouh o� elle a ravi la premi�re place aux troupes engag�es avec � la cl� des distinctions d�cern�es aux com�diens dont Mezine Kamel et Kassouri Chafia�, elle ne compte pas s�arr�ter en si bon chemin. Les d�placements, la restauration et la logistique sont pris en main par le village qui ne l�sine sur aucun effort pour satisfaire les moindres caprices de ses artistes dont la chorale est championne de wilaya. Le club sportif amateur cr�� en 1992 est lui aussi source de plusieurs satisfactions. Il a produit dans les arts martiaux d�authentiques champions qui honorent le village � l�image de Ra�b Abdelkader, Ra�b Sa�d, Ra�b Nouara, Ra�li Sa�d, Amad Azouaou. En full contact et en sus de dix ceintures marron et deux ceintures noires, Ouch�ne Sa�d a �t� sacr� champion national. La participation aux tournois de football m�me aux moments forts du terrorisme est couronn�e de victoires et de troph�es de fairplay. Mais comble de l�ironie ces deux associations n�ont pas re�u la moindre subvention depuis leur cr�ation, soulignent Mezine Lounis et Bessas Makhlouf, membres des deux associations en d�pit des r�sultats et des programmes d�activit�s. L� encore c�est le village qui prend en charge tous les frais des deux associations. Entre espoir et d�sespoir. Tout comme durant la R�volution, le village continue � se sacrifier pour am�liorer le cadre de vie des villageois. Pourtant si l�Etat veux bien se rappeler de leur existence il suffit de peu, d�autant que le terrain, lui, a �t� largement d�frich�. Une intervention pour booster les projets en souffrance et relancer ceux qui sont encore au stade de r�flexion permettront peut-�tre de diluer les suspicions. Les villageois �voquent p�le-m�le la r�fection d�une conduite d�AEP sur 600 m dont les eaux color�es constituent � terme un danger pour la population, un r�servoir d�eau, une infrastructure culturelle pour les jeunes, la dotation de la biblioth�que en livres et quelques menus projets. Les citoyens tirent cependant la sonnette d�alarme sur le danger imminent qui menace leur village min� par un vieux glissement de terrain qui s�est r�veill� l�hiver dernier. Par le pass� des b�tisses se sont �croul�es au grand dam de leurs propri�taires et aujourd�hui les pouvoirs publics ne d�livrent plus de permis de construire sur la zone rouge bien en vue sur la carte de g�ographie du village et qui ne cesse de s��largir dangereusement. Les cinquante b�n�ficiaires de l�autoconstruction qui ne disposent pas de terres en dehors de la zone incrimin�e se sont vu signifier une fin de non-recevoir � leurs dossiers en vertu de la nouvelle loi. Une situation p�nalisante � plus d�un titre et qui interpelle les autorit�s. Pour conclure, nos interlocuteurs frustr�s de ne pas b�n�ficier de l�attention voulue de la part des pouvoirs publics accus�s de ne s�int�resser � eux qu�� l�occasion des �ch�ances �lectorales o� ils ne sont per�us, selon eux, que comme de simples bulletins de vote, attendent des jours meilleurs. De guerre lasse ils ont oubli� que l��tat existe. �Ainsi l�ont voulu les autorit�s locales�, s�insurgent-ils d�pit�s.