A chaque septembre ses lettres mortes. A chaque rentrée, ses laissés-pour-compte. Parmi eux, les enfants dits «à besoins spécifiques» pour reprendre une formule consacrée. Et c'est un véritable calvaire pour les parents en quête d'une place pédagogique pour leur enfant. Pourtant, c'est sous le signe de l'équité, sous le slogan de «L'éducation pour tous», de… «Une chance de réussite pour tous», qu'a été placée cette rentrée 2015-2016. Mais il était écrit que celle-ci ne dérogerait pas à la règle parce que certains hurluberlus avaient proclamé : «Wech tescolarisi fi trisomique ?» (qu'est-ce que tu vas t'embêter à scolariser un trisomique ?), comme le rapporte notre ami Mahmoud Amoura, vice-président de l'Association nationale pour l'insertion scolaire et professionnelle des trisomiques (ANIT). Mahmoud est lui-même papa d'une adorable petite fille atteinte de trisomie 21 : Asma. Depuis la naissance de Asma, le 12 juillet 2009, la vie de Mahmoud, à l'instar de tous les parents d'enfants handicapés, a complètement basculé. Elle est désormais rythmée par les moindres frémissements de la prunelle de ses yeux. Aujourd'hui, Asma suit sa scolarité dans un établissement spécialisé : l'école Tamani de Chéraga, créée à l'initiative de l'Association Alif qui fait un remarquable travail pour donner une chance aux enfants en situation de handicap de s'affirmer et de s'épanouir. «Asma en est maintenant à sa troisième année», dit Mahmoud. «Quand elle avait deux ans, je l'avais mise dans une crèche. J'ai revu récemment une photo d'elle quand elle était à la crèche, elle semblait perdue. Maintenant, quand je vois Asma dans sa classe, avec ses copains, c'est une autre personne. Elle a fait de gros progrès, et c'est grâce à l'excellent travail de l'école Tamani.» «Je ne suis pas responsable ala ouladkoum !» Altruiste à souhait, Mahmoud s'est engagé corps et âme, depuis maintenant plus de cinq ans, pour permettre au maximum d'enfants trisomiques d'avoir leur part d'école et les petits et grands émois qu'autorise une cour de récré. Et c'est précisément là que le bât blesse tant les chances de scolarisation des enfants trisomiques demeurent chétives malgré tous les efforts consentis. Mahmoud en parle d'ailleurs avec tristesse, les yeux embués ; d'autres fois avec colère en faisant le point sur la situation des enfants trisomiques qui sont en âge de porter le tablier et qui n'ont pas la chance de «franchir le portail de l'école du quartier». La faute à un dispositif pédagogique dépassé et des mentalités figées qui continuent à considérer les enfants autistes et trisomiques comme des inadaptés à perpète qui n'ont rien à faire à l'école quand la tendance mondiale est à la scolarisation précoce des enfants en situation de handicap pour leur assurer une meilleure intégration sociale. Cette anecdote relatée par le vice-président de l'ANIT en dit long sur le regard que porte une partie de notre société sur la trisomie à l'école : «C'était durant la rentrée scolaire 2011-2012 au niveau de la commune d'El Biar. Je ne citerai pas l'école. On devait ouvrir une classe un certain dimanche. Le mercredi d'avant, le directeur convoque l'association de parents d'élèves de cette école. Il leur dit : voilà, dimanche il va y avoir des enfants ‘‘mongoliens'' qui vont venir. Je ne sais pas exactement comment il les a décrits. Il a dû les présenter comme des ‘‘petits monstres''. Il leur a dit : ‘‘Je ne suis pas responsable ala ouladkoum (Je ne suis pas responsable de vos enfants) s'il leur arrive quelque chose''. Les parents des autres enfants ont paniqué. Si bien que le dimanche en question, quand on a ramené nos enfants, les parents des autres élèves ont tenu un sit-in devant l'école, et on n'a pas pu accéder à l'établissement.» 1236 enfants autistes scolarisés Dans une récente interview accordée à l'APS, Nouria Benghebrit assurait que le ministère de l'Education, de concert avec le ministère de la Solidarité nationale, allait «augmenter le nombre des classes spéciales dédiées aux enfants à besoins spécifiques, en particulier les autistes et les malentendants» (dépêche du 4 septembre 2015). Mme Benghebrit a indiqué que 142 établissements scolaires répartis sur 22 wilayas ont ouvert des classes pour accueillir ces élèves. Dans la foulée, elle a précisé que 1236 enfants autistes étaient scolarisés. Quand on sait que quelque 150 000 autistes sont recensés en Algérie, il apparaît clairement que les structures et les places disponibles demeurent insuffisantes. «Il y a deux trisomiques qui naissent chaque jour en Algérie. On est déjà en retard au moment où on parle», insiste Mahmoud Amoura en indiquant qu'environ 80 000 personnes sont atteintes de trisomie 21 «dont 20 000 sont en âge d'aller à l'école». «Sur les 8 millions et quelques qui ont rejoint le banc de l'école ce dimanche, les uns habillés en tablier rose, les autres en tablier bleu, arborant de nouveaux cartables, il y a beaucoup d'enfants trisomiques qui sont restés chez eux. Je vous en parle et j'en ai la chair de poule», s'indigne M. Amoura. «C'est un drame. Et ça se passe dans l'Algérie de 2015 ya adjaba ! 20 000 enfants qui pleurent chez eux parce qu'ils comprennent… Quand ils voient leurs frères et sœurs s'habiller, se préparer pour aller à l'école, et qu'ils se retrouvent seuls à la maison, c'est un choc pour eux. C'est terrible !» Pourtant, des progrès ont été enregistrés depuis 1992, l'année de la création de l'ANIT, principale association dédiée à l'insertion scolaire des trisomiques comme son nom l'indique. Il a fallu attendre l'année 2002 pour que l'ANIT arrache une convention avec l'Education nationale, sous Benbouzid, qui l'autorisait à ouvrir des classes spéciales dans les écoles communales. «Mais Benbouzid donnait seulement les classes», précise M. Amoura. L'ANIT devait engager elle-même le personnel d'encadrement et prendre en charge les salaires des enseignants, éducateurs et autres AVS (Auxiliaires de vie scolaire), avec le soutien de la CNAS. Aujourd'hui, l'ANIT, c'est plus de 660 élèves trisomiques scolarisés, répartis sur 17 wilayas. En 2014, l'association a réussi à ouvrir 9 classes (dont 3 à Oran, 2 à Tipasa et 2 à Tizi Ouzou). En 2002, l'association comptait un effectif de 8 personnes. En 2014, ils étaient 174, dont 69 enseignants et 27 orthophonistes. «Nos enfants ne sont-ils pas des Algériens ?» Le manque de structures spécialisées et de personnel qualifié est tel que cela oblige les familles à des réaménagements lourds de leur mode de vie afin de s'adapter aux réalités du terrain. Déménagement, changement d'emploi voire abandon d'emploi pour l'un des deux parents, généralement l'épouse… Autant de sacrifices consentis pour se rendre totalement disponible et pleinement dévoué à son enfant. Mohamed est papa d'une charmante petite fille atteinte d'un autisme léger. Inès – c'est son prénom – vient de fêter ses 8 ans. Pétillante et pleine de vie, elle s'exprime avec entrain, et il n'est guère évident de deviner son handicap. Des progrès qui doivent beaucoup à la qualité de la prise en charge psychopédagogique dont elle bénéficie. Mais à quel prix ? Cadre administratif en poste à Tizi Ouzou, Mohamed a dû emménager à Alger afin de permettre à Inès d'être scolarisée auprès d'un établissement privé à Birkhadem et dédié aux enfants autistes : «La Porte du Bien». Tiraillé entre son poste de travail et sa famille, Mohamed est obligé de faire la navette entre Alger et Tizi Ouzou. «Pourtant, il y a une école primaire juste à 150 m de chez moi, près de Tizi Ouzou. C'était l'option parfaite. Quand Inès avait 5 ans, l'âge du préscolaire, on l'a naturellement inscrite dans cette école», raconte Mohamed. «Au bout de trois semaines, le directeur me convoque pour m'annoncer : ‘‘votre fille ne peut pas rester dans notre école. Elle n'apprendra rien. Il vaut mieux l'inscrire ailleurs''. On a fait le tour de toutes les écoles de la région de Tizi Ouzou, en vain. On a fini par l'inscrire dans une école privée à Azazga. Elle y est restée un an et demi. Mais elle était placée en petite section, autant dire la maternelle. Au bout d'un moment, l'école m'a signifié qu'elle n'était pas en mesure de la garder indéfiniment en maternelle. Nous étions désemparés.» En juin 2014, Inès est inscrite à «La Porte du Bien» après un petit séjour médical en France pour affiner le diagnostic. C'est d'ailleurs à l'occasion de ce séjour que cet établissement a été recommandé aux parents de Inès. «Aujourd'hui, ma fille est très épanouie. L'école a donné de bons résultats. De plus, nous l'avons inscrite à l'association Chams pour les arts thérapeutiques. Chams nous a été d'un grand secours. Djamel Merahi, son président, fait un travail extraordinaire. Maintenant, Inès fait de la musique, du théâtre, de l'équitation, de la natation. C'est très stimulant et ça aide les enfants à s'exprimer», se réjouit Mohamed, avant de lâcher : «Mais combien de parents ont les moyens d'offrir cela à leurs enfants ? Sans le soutien de leurs proches, beaucoup auraient abandonné. Dans le discours politique, on nous abreuve de promesses, mais sur le terrain il n'y a rien de probant. Les soi-disant classes spéciales manquent cruellement d'encadrement. Il n'y a ni psychologue ni orthophoniste… Certains établissements t'obligent à engager un AVS à tes frais, à raison de 9000 DA. Mais pour quel résultat ? Moi, j'aurais été heureux s'il y avait une classe à côté de chez moi, dans une école ordinaire, avec un encadrement spécialisé. J'avais tout à portée de main. Maintenant, ma vie est chamboulée, ma famille est écartelée. C'est une situation intenable. Le privé a été une bouffée d'oxygène, une bouée de sauvetage pour nous. Mais ce n'est pas tout le monde qui peut se le permettre. Si ta bourse te lâche, tu te retrouves sur la paille, et l'avenir de ton enfant est compromis. Heureusement qu'il y a la solidarité familiale. Sans le soutien de la famille, on est perdus !» Et de marteler : «Nos dirigeants se soignent à l'étranger et ‘‘ouled echaâb'' sont livrés à eux-mêmes. Allez voir l'état de ces centres pour handicapés. Ces enfants ne sont-ils pas des Algériens ?»