Mohamed Bahloul, économiste, analyste et directeur fondateur de l'Institut de développement des ressources humaines (IDRH) à Oran, décortique dans ce mini-entretien la politique gouvernementale d'investissement public, notamment les deux plans de relance et de soutien à la croissance économique. Connu pour la pertinence de ses analyses pour tout ce qui a trait à l'économie nationale, il est aussi expert international et assiste par le conseil et la formation des institutions publiques et des entreprises dans leurs projets de réformes et de mises à niveau. L'Algérie a lancé deux plans de relance et de soutien à la croissance économique. Peut-on avoir votre avis sur la pertinence de cette politique d'investissement public jamais égalée ? Du point de vue de la légitimité et de la faisabilité, ces deux programmes sont venus répondre, dans un contexte financier favorable, à des besoins immenses en matière d'infrastructures, d'équipements collectifs, de désenclavement et de réhabilitation des cadres de vie et de travail dans un monde rural particulièrement affecté ces dernières années. C'est une démarche d'investissement dans le renouveau des terroirs et d'augmentation de la valeur des territoires. Ce sont généralement des programmes lourds ciblant des secteurs où les déficits et le sous-équipement sont aussi lourds comme les routes et les autoroutes, les ports et aéroports, le chemin de fer, les barrages, l'eau potable, le logement, la santé, l'éducation, etc. Il y a dans ce domaine, on le sait, nécessité et urgence de combler les retards et d'enrayer les déclins dans les villes et les campagnes algériennes où, par exemple, la qualité de la vie et des services collectifs s'est gravement détériorée et est devenue un obstacle majeur au développement et à la compétitivité de notre économie. Il faut dire que cette orientation des politiques publiques va à la rencontre d'un consensus ferme au niveau des institutions internationales comme la Cnuced, la Banque mondiale, l'OCDE et même le FMI, ces dernières années, en faveur de l'encouragement de l'investissement public dans ces domaines. C'est aussi une tendance forte dans tous les pays, émergents et pétroliers, où les surplus financiers issus du travail ou de la rente sont prioritairement alloués au renforcement de l'attractivité des territoires, à la modernisation des agglomérations et des fonctionnalités urbaines, au relèvement du niveau de développement du capital humain, c'est-à-dire aussi dans les vecteurs et moyens du développement de l'environnement domestique de valorisation de l'investissement privé national et des investissements étrangers directs (IED). Ce qui explique dans le fond ce consensus et cette tendance marquante et durable. Que seront les impacts de ces programmes sur l'économie nationale ? En Algérie, les effets d'impacts attendus de ces programmes seront multiples à condition que les projets qu'ils recouvrent soient réalisés dans les délais et à des coûts/qualités optimales. Il s'agit d'effets d'impacts structurants et socialisants parmi lesquels on peut citer rapidement : 1- Le redéploiement spatial national : il est admis par exemple que la réalisation d'une autoroute qui relie tout le territoire national et la généralisation du chemin de fer bouleversent radicalement la géographie économique et humaine d'un pays. Les économies d'échelles et de réseaux externes qu'ils introduisent, la recomposition de la vitesse et du sens de la mobilité des biens, des personnes et des capitaux contribuent à la densification des échanges, la fluidification de la circulation des richesses et des compétences mais aussi au brassage des populations par le développement de nouvelles alliances de sang et d'argent ; ce qui n'est pas un moindre effet d'impact pour une nation assise sur un vaste territoire et des subcultures variées et riches par leurs patrimoines. Il est attendu aussi une augmentation de la valeur des territoires et de la connectivité externe qui réduira sensiblement les coûts de transaction ; ce qui est source de compétitivité de l'économie. 2- Le redéploiement de l'industrialisation : les grands travaux et de manière générale l'expansion du secteur du BTP ont des retombées directes sur l'industrie nationale. A titre indicatif, dans le cadre du plan Marshall, le développement des grands travaux et du BTP pendant l'après-guerre en Europe ont fortement contribué à la modernisation et à la croissance des industries de production des inputs liés à la construction (matériaux de construction et biens d'équipements) en multipliant par cinq leur formation brute du capital fixe. Ce qui est énorme. 3- La formation d'une capacité nationale d'ingénierie et de management de projets est une autre retombée fortement structurante en termes d'effets d'entraînement sectoriel et de compétitivité de la nation. Les bassins d'expertise nés de la réalisation des grands projets sont aujourd'hui considérés parmi les facteurs de montée en puissance des pays émergents et constituent une source chaude de leur croissance. Ils sont comptés parmi les secteurs à forte capacité d'exportation dans ces segments d'activité. C'est le cas par exemple des pays comme la Corée du Sud, la Chine, l'Inde, la Turquie et le Brésil. En bref, les pays qui réalisent chez nous. Saurons-nous capter ces opportunités et générer ces effets au profit de notre économie ? Y a-t-il une stratégie et un management public de structuration de ces effets ? Ce sont des questions à l'ordre du jour. L'état de l'économie algérienne et de l'administration en général est-il capable d'absorber des projets de grande envergure ? Ce genre de programmes a suscité des réserves et des critiques quant aux modes de financement (par les ressources du marché ou du budget), à la capacité nationale d'absorption active des investissements qui leur sont liés et à l'optimisation des opportunités (création et croissance) du développement de la démographie des entreprises nationales et d'un entreprenariat nouveau lié à ce secteur. Ces investissements sont, ne l'oublions pas, portés par des marchés publics qui dans tous les pays, y compris dans les Etats-Unis, fonctionnent comme de puissants instruments de développement du tissu des entreprises nationales et particulièrement des PME. Ces critiques, quant elles ne relèvent pas de la querelle, sont à mon avis fondées et doivent être prises en charge. Concernant les sources de financement de ces projets, il faut dire que les contraintes structurelles de l'économie nationale (surface d'épargne des agents privés, capacités de réalisation, environnement d'affaires, par exemple) ne permettent pas aujourd'hui au marché, y compris international, de prendre en charge ce type d'investissements. En général, dans des pays comme le nôtre, où les besoins de socialisation et de développement d'équipements et de biens collectifs sont forts et orientés principalement sur la génération de fortes externalités, ces investissements demeurent marquées par une structure à faible profitabilité. Sur le second point, en effet, les capacités d'absorption sont très limitées dans l'état actuel de notre économie et de notre management public. On remarque bien une tendance non seulement au gaspillage des ressources dans la réalisation de certains projets mais à la prévalence de la logique de la dépense par les administrations en particulier locales. Cette question de capacité d'absorption est aussi liée aux contraintes structurelles en matière de disponibilité de l'expertise et des mains-d'œuvre qualifiées et parfois hautement spécialisées. Ce qui explique avec d'autres facteurs le phénomène très important d'effet d'éviction au profit du secteur international de réalisation. L'autre question qui est soulevée est celle de la maturation de ces projets en termes de dimensionnement, de coûts, de qualité des ouvrages et d'efficience dans la réalisation. C'est un point central dans cette problématique qu'on ne peut sous-estimer. De manière générale, il y a aujourd'hui, et il n'est pas tard, urgence de structurer un débat serein et rigoureux entre les acteurs. Même si nous savons que, souvent, dans des sociétés comme les nôtres, l'agenda et les préoccupations de l'expert et du politique ne se rencontrent pas et singulièrement dans ce genre de problématique fortement liée à la génération du bien-être collectif, domaine où le décideur public est plutôt dans une démarche d'urgence.