L'Institut français d'Alger a accueilli, le 19 septembre, une passionnante conférence sur "Les limites de la liberté dans l'écriture", animée par Chawki Amari et Kamel Daoud, avec Nordine Azzouz, directeur de la rédaction du journal Reporters, en guise de modérateur. Les deux écrivains-journalistes ont cartographié, chacun à sa manière, le territoire de sa liberté d'écrire… On écrit toujours sous le regard de quelqu'un», annonce dès l'abord Kamel Daoud en paraphrasant Hemingway. L'auteur de Meursault, contre-enquête (Barzakh, 2013) est encore marqué par l'emballement médiatique et la levée de boucliers de certains islamistes suite à ses déclarations à la télévision française concernant sa conception du fait religieux. Face à ce genre de réactions exacerbées, l'auteur dit avoir du mal à assumer «l'autorité» qu'on lui confère. Kamel Daoud affirme même avoir désormais peur du jugement, du malentendu et de la violence... Le lauréat du Goncourt du premier roman dit travailler à reconstruire sa liberté perdue loin de ces passions qui ne le concernent pas. Pour sa part, Chawki Amari a moins de mal à assumer l'impact de ses écrits. Il rappelle que les médias et, dans une moindre mesure, la littérature, façonnent l'opinion. Axant son propos sur le journalisme, Amari a lancé, avec le sens de la formule qu'on lui connaît, que les journalistes d'aujourd'hui servent principalement à «vendre des guerres !». Le pouvoir grandissant des lobbys économiques et politiques dans le monde des médias a transformé, selon lui, le métier de journaliste. D'ailleurs, notre chroniqueur préfère désormais dire qu'il est «vulcanisateur ou mécanicien !». Au-delà des formules lapidaires et peut-être excessives, Amari explique que la liberté d'expression est le fruit d'une négociation permanente. Celle-ci ne suivrait pas une évolution linéaire : «On est moins libre aujourd'hui qu'il y a 20 ans ! On peut certes écrire ce qu'on veut sur l'armée et le DRS, mais pas sur la religion.» Si le poids du jugement pèse sur les écrits journalistiques, il devrait en aller autrement pour la création littéraire. Les deux auteurs s'accordent à dire que la marge de liberté est plus grande en littérature que dans le journalisme. Kamel Daoud, chroniqueur au Quotidien d'Oran, rappelle que le journaliste est employé d'une entreprise et qu'il doit honorer ses engagements. Le fait d'avoir une plume reconnue dans la presse est toutefois un gage commercial certain pour les éditeurs. «On ne refuse pas le livre d'un chroniqueur», constate Chawki Amari. Ce dernier, auteur du roman L'âne mort (Barzakh, 2014), considère l'écriture littéraire comme un élan de grâce qui devrait dépasser les préoccupations politiques du moment. Le chroniqueur ajoute que l'écrivain est forcément anachronique : «Soit en avance sur son temps, soit en retard. Mais jamais contemporain.» Daoud considère pour sa part la littérature comme un jeu avec le sens et un exercice de «liberté absolue». Loin des déclarations d'ordre général, la littérature est également conditionnée par un marché de l'édition qui peut limiter la liberté de l'écrivain. Kamel Daoud, dont le roman réédité en France chez Actes Sud a reçu un grand succès critique, détaille le dilemme de l'écrivain entre «écrire ce qu'il veut ou ce qu'on attend de lui». Il explique avoir refusé des contrats bien payés avec «un canevas tacite». De l'avis général, les auteurs algériens sont encore trop souvent lus à travers un prisme politique. Evoquant 2084, La fin du monde (dernier roman de Boualem Sansal décrivant une dictature mondiale orwelienne en version islamiste), Chawki Amari déplore l'«auto-flagellation qui consiste à écrire pour un fantasme d'Européen qui se croit envahi par l'islamisme», ajoutant que «le vrai courage est de tirer sur les puissants». Il n'en demeure pas moins qu'en l'absence d'un véritable circuit éditorial (édition, diffusion, critique…) organisé en Algérie, le succès vient encore souvent de l'édition (ou réédition) en France. Ce marché structuré prend en charge le livre et «ouvre sur l'universel», témoigne Kamel Daoud, dont le dernier roman a été traduit en 13 langues. Enfin, Amari note qu'une lucarne de liberté subsiste sur internet, où les pressions économiques et politiques sont beaucoup moins fortes.