Ceux qui ont vingt ans cette année, et à plus forte raison leurs cadets, soit une partie considérable et sans doute majoritaire de la population, n'ont aucune idée tangible de ce qu'on a nommé la décennie noire. Tant mieux pourrait-on dire, car l'évocation de l'horreur n'est jamais une partie de plaisir. Pourtant, de manière insidieuse et par des voies multiples, tant d'exemples dans le monde nous montrent que les traumatismes d'une société peuvent se transmettre d'une génération à l'autre, notamment par le fil profond des histoires familiales. La commémoration, à la fin du mois dernier, du dixième anniversaire de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, adoptée par référendum, est venue nous rappeler que la période tragique qu'elle concernait n'était finalement pas si éloignée. A peine une décennie… Et la manière dont cet événement a été abordé nous a montré qu'on ne peut parler de la fin de l'horreur sans parler de l'horreur elle-même. En effet, la mise en valeur du caractère bénéfique d'une action ne peut se réaliser que dans l'exposé des situations maléfiques qui ont conduit à la mener. Ce serait sinon parler du vaccin de Pasteur en taisant l'existence de la rage. Mais comment aborder l'horreur quand beaucoup de gens veulent légitimement oublier, souvent par réflexe de défense, et que la vie appelle la vie ? Y aurait-il une façon intelligente, sensible et raisonnable de le faire ? Je n'ai pas encore vu le premier film de fiction de Salem Brahimi, intitulé Maintenant ils peuvent venir —adaptation du roman éponyme de Arezki Mellal, édité en 2002 (Barzakh-Actes Sud). Il devrait être visible à Alger à la fin du mois ou au début du prochain. Produit par Costa Gavras, qui a peiné à le distribuer en France, il est passé au Festival de Toronto et sera cette semaine au Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier (p. 16). Mais j'ai pu lire ce que son réalisateur affirmait au journal Le Monde (2 octobre 2015), renvoyant à la question posée plus haut : «En allant trop dans l'émotion, on devient putassier ou opportuniste et on fait son beurre sur le dos d'une tragédie. Mais à être trop distancié, on devient anthropologue et déshumanisant. Il y a un point de distance narrative et une place à trouver». Brahimi les a-t-il trouvés ? Nous le verrons sur écran. Mais le propos est intéressant et interroge les créateurs qui veulent «exorciser cette période». Avec Les Jours d'avant, Karim Moussaoui nous semble avoir trouvé un chemin talentueux dans cette si délicate démarche artistique. L'art en général et le cinéma en particulier sont un terrain fertile de résilience collective. On a beau dire sur Hollywood, mais son rôle dans le traitement de la guerre de Sécession qui déchira les Américains entre eux demeure plein d'enseignements, même si l'on y compte certains des travers cités par Salem Brahimi.