Il a été la vedette incontestable du Salon international du livre d'Alger (SILA). L'apothéose de cette 20e édition du SILA. Jean Ziegler, l'enfant terrible de l'altermondialisme, le pourfendeur du grand capital et son système «financier tyrannique», le dénonciateur de cet «ordre cannibale» planétaire, semeur de mort et de malheurs renouvelables, a été vendredi le «chouchou» aussi bien de ses hôtes – officiellement l'ANEP, dont il est l'invité d'honneur, aux petits soins et jouant exagérément à la maman poule – que du public, distingué, venu nombreux à sa conférence autour (de son livre) Les Nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent. A El Djazaïr, la plus belle salle de la Safex, ouverte exceptionnellement pour l'invité de marque, la séance de dédicaces a duré quelques quarts d'heure. Les petits fours et amuse-gueules, servis à satiété, ont vite fait oublier les données macabres livrées au prétoire par le sociologue et homme politique suisse dont cette cynique pépite : «Un enfant de moins de 10 ans meurt de faim toutes les cinq secondes.» En bon prophète de l'apocalypse, promise pour bientôt, Ziegler, euphorique et boute-en-train, répond à tous, à presque toutes les sollicitations. Des trésors d'humour ont été déployés par son excellence au point de mettre parfois dans l'embarras sa compatriote, l'ambassadrice de Suisse à Alger, Muriel Berset Kohen, prise dans l'entrelac de ses mots d'esprit souvent ravageurs. Jean Ziegler, la guest star de fin de règne, a surtout fait le bonheur des organisateurs flairant la grosse opération de com', en se prêtant allègrement à la propagande pro-Bouteflika. Les Nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent a viré à l'éloge panégyrique déclamé à la gloire des anciens et actuels maîtres de l'Algérie. «La démocratie algérienne, je ne l'attaquerai pas», prévient-il. «Ça serait d'une arrogance (…) venir de l'extérieur, m'instaurer comme précepteur. C'est idiot. C'est à vous de lutter», répond-il à ceux qui lui reprochaient entre autres sa «posture paternaliste». L'Algérie de Bouteflika est encensée à volonté et ses réalisations, acquis, diplomatie sont portés au firmament. «L'Algérie, dit-il, est considéré comme l'ennemi n°1 par cette oligarchie planétaire» parce que «l'exemple algérien résiste, respecte les droits économiques et sociaux» des Algériens. Avec d'autres pays du Sud (Bolivie, Venezuela, Cuba, etc.), l'Algérie figure, selon Ziegler, dans les camps des nations pourvoyeuses d'«espoir», de «résistants à cet ordre mondial, totalement cannibale… et absurde, car il tue sans nécessité», une Algérie debout face à cette «globalisation désétatisation» en œuvre et préfigurant un «monde sans Etat», le «seul horizon de l'histoire» qu'offre la «nouvelle oligarchie planétaire» et ces 500 grandes sociétés multinationales. Celle-ci, l'oligarchie planétaire, n'augure pas de la fin de l'histoire mais plutôt de renvoyer le monde dans la «préhistoire, et pour des générations», professe l'intellectuel «marxiste». Le système capitaliste mondial est travaillé, explique Ziegler, par de nouveaux paradigmes. «Le manque objectif, au sens marxiste, a disparu», explique-t-il. «Depuis la mort de Marx en 1883, dans son vieil appartement à Londres, dans son mauvais fauteuil, il y a eu un formidable bond technologique et les forces de production de l'humanité se sont extraordinairement potentialisées», dit-il. Au chapitre des désordres causés par «l'accumulation primitive», Ziegler cite le discours du président Bouteflika à Durban (septembre 2001), où il était question de «malheur sans fin» pour les «plus pauvres» de l'humanité, car condamnés par un «ordre du monde et un système de relations à (vivre) la détresse sans fin». Des motifs d'espérance, de lutte, Ziegler ne s'empêche pas d'en donner. Pour la bonne cause ! En Europe ou dans les «nations du Sud», des mouvements et organisations (Attac, Greenpeace, FSM…) altermondialistes donnent du grain à moudre à la nouvelle matrice mondiale. Après la prose de Bouteflika, Ziegler invoque, en guise de mot de la fin, Neruda (Pablo) : «Nos ennemis peuvent couper toutes les fleurs, ils ne seront jamais maîtres du printemps.»