N'était la respectabilité de ce "Suisse au-dessus de tout soupçon", titre justement de l'un de ses livres, par sa digression sur Bouteflika, en ces moments de crispation politique, le débat aurait très bien pu se transformer en un réquisitoire à charge contre le régime. "Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent." C'est autour de cette problématique, ô combien pertinente, que l'homme politique et professeur en sociologie Jean Ziegler, invité d'honneur de l'Anep, a animé, vendredi, dans le cadre du 20e Salon international du livre d'Alger (Sila), une conférence-débat, en présence d'une forte assistance. D'emblée, le vieux militant anti-impérialiste cite Karl Marx qui, prétend-il, "fondait jusqu'à son dernier souffle ses hypothèses sur le manque objectif, un déséquilibre qui, aujourd'hui, selon cet auteur prolifique, a disparu". "Le monde a connu depuis, une succession de révolutions." Et de citer l'accélération du progrès technologique et l'optimisation extraordinaire des moyens de production, des facteurs qui, d'après Ziegler, participent au malaise mondial et rendent les gens encore plus malheureux. "Le PIB mondial a triplé, le commerce mondial a doublé et la consommation d'énergie double tous les 4 ans." Et cela, au profit, essentiellement d'une oligarchie, notamment ces "500 entreprises" qui accaparent, selon lui, le marché mondial en y exerçant leur "tyrannie". "Leur pouvoir dépasse celui d'un empereur !", assène-t-il. Le phénomène de la globalisation a pris son essor, selon lui, durant la décennie 1992-2002. "Depuis, le marché mondial a conquis la planète comme un feu de brousse et c'est devenu un espace sans normes sociales qui échappe à tout contrôle." Revenant à son sujet de prédilection, à savoir la question alimentaire, Ziegler se félicitera de l'existence en Algérie de subventions à la consommation. Il rappellera que le droit à l'alimentation est un droit fondamental qu'une puissance agricole comme les Etats-Unis qui croulent sous les excédents et autres surproductions agroalimentaires, ne reconnaît même pas. Il se montrera, comme à son accoutumée, révolté par la financiarisation de l'économie et par le fait que la faim ne soit toujours pas éradiquée dans le monde. "Chaque enfant qui meurt de faim est assassiné", dénonce-t-il. Ziegler poursuivra sa diatribe contre ce monde devenu fou en l'absence d'éthique et de solidarité entre les hommes. "Il y a 52 millions de morts qu'on peut éviter par an, soit l'équivalent d'une Seconde Guerre mondiale qui a fait 54 millions de morts." L'ami de Bouteflika Mal en prit à Jean Ziegler de citer des passages entiers du discours prononcé par le président Bouteflika à Durban en Afrique du Sud en 2001. Il recommandera même à Majed Nehmé, directeur d'Afrique-Asie présent dans la salle d'en publier l'intégralité. Et ce n'est pas tout ! Le conférencier se montrera admiratif devant la plateforme de la Soummam, un texte de 53 pages qui protège notamment, selon lui, la minorité israélite. Passons sur le fait que ce document historique soit resté lettre morte. Aussi, n'était la respectabilité de ce Suisse au-dessus de tout soupçon, titre de l'un de ses livres, par ses digressions sur l'Algérie, en ces moments de crispation politique, le débat aurait très bien pu se transformer en un réquisitoire à charge contre le régime. Et pour cause ! Une moudjahida, Mme Zoulikha Bekaddour, venue au Sila présenter son livre Ils ont trahi notre combat, Mémoires d'une rebelle dans la guerre et l'après-guerre, paru aux éditions Koukou, n'y est pas allée par quatre chemins pour exprimer son exaspération à Ziegler qu'elle semble connaître, d'ailleurs, de longue date. Elle ne manquera pas d'évoquer la violation de la Constitution qui a permis à son ami Bouteflika de s'octroyer un 4e mandat et de l'accuser même de fréquenter assidûment les "Etats-voyous". Quelque peu surpris par la liberté de ton de son interlocutrice, Ziegler semble avoir oublié que depuis octobre 88, l'Algérie a rompu avec le parti unique. Ainsi, il lui a été rappelé que le pouvoir qui s'est maintenu n'a pas réussi à rétablir, comme il le souhaite encore à ce jour, un régime autoritaire. De même, qu'on lui laissera entendre que l'establishment algérien s'accommode de l'ordre établi quel qu'il soit et qu'il cherche même pour des questions de prestige, à rejoindre à tout prix l'oligarchie mondiale. Un intervenant lui fera remarquer, pour sa part, que les pouvoirs publics s'apprêtent précisément à abandonner en Algérie les politiques de soutien à la consommation des produits alimentaires dits de première nécessité et que même la conception "égalitariste" de la société qui avait prévalu jusque-là a complètement disparu. Il s'en est fallu alors à la finesse des arguments de ce nostalgique de la "mecque des révolutionnaires" pour que l'incident soit clos. Il faut dire qu'au détour de chaque phrase, Ziegler sort un chiffre à donner le tournis ou encore une citation d'auteur qui donne à méditer sur le sort de l'humanité entière. De ce point de vue, les problèmes algéro-algériens sont vite relégués par l'ampleur des enjeux planétaires. "On me fait souvent le reproche. Mon ennemi est à ma porte. Et je sais les malheurs qu'il crée dans le monde. Les révolutionnaires sont des opportunistes qui ont des principes. L'Algérie a une élite intellectuelle, une intelligence critique. Je salue cette liberté de parole. Les insultes au président qu'ont lit parfois dans la presse algérienne vaudrait des procès en Suisse", a-t-il quand même concédé. S'agissant de son satisfecit accordé à Bouteflika, Ziegler suggère que s'il avait prétendu le contraire on aurait alors pensé aussi — et immanquablement — à "l'arrogance d'un précepteur venu de l'extérieur". À la fin, personne ne tenait rigueur à l'éminent sociologue, un brave homme engagé pour les causes justes et dont le propos était pour le moins dérangeant. Jean Ziegler reste malgré tout ce personnage très attachant et qui dégage tellement d'humanité qu'il a marqué de son empreinte son passage au Sila. M.-C. L.