Ne dérogeant pas la tradition qu'elle s'est astreinte, l'Ugta a rouvert son restaurant de la rahma situé à la rue Hassiba Ben Bouali. Un écriteau, toujours le même d'ailleurs, barre le haut de l'entrée. On peut y lire en gros caractères rouges : solidarité UGTA. C'est que la Centrale syndicale s'y est mise, depuis pas moins de 5 ans, sur instruction « empressée » de son premier secrétaire, Sidi Saïd, qui y a fait une halte. On y serve plus de 300 plats chaque jour. Le menu toujours varié est revu chaque jour. Aussi, la chorba, plat incontournable durant ce mois de jeûne composé de frik ou de vermicelles, c'est selon, est toujours prévue pour garnir la table des convives. « Des dons, du yaourt ou de la limonade pour l'essentiel nous arrivent parfois. Nous en faisons bénéficier nos hôtes d'un jour en plus du plat habituel. » Guettant l'heure de l'ouverture du foyer, chacun s'occupe comme il peut dans son coin de cette rue grouillante de la capitale. Les ruelles adjacentes sont prises aussi d'assaut. On y aperçoit de tout : de l'étudiant sans le sou aux jobards désabusés en passant par le sans-logis ou encore les vieilles personnes abandonnées par les leurs. Peu nombreux, les automobilistes passent leur chemin sans y jeter un regard ; d'autres, plus aigris, se laissent aller à un commentaire, un sourire au coin des lèvres. De l'environnement alentour, personne ne s'y intéresse. L'ouverture de ce restaurant du cœur, accueillant en temps normal des cheminots de la SNTF, se fait vers 17h 30. Des scènes de bousculade sont souvent perceptibles. Le seul agent qui tient la porte distribue des tickets portant l'estampille de la SNTF. « Ce qui intéresse le plus les gens, c'est le comportement que tu leur réserves. Tout en étant intransigeant, il ne faut pas trop forcer. A elle seule, la nourriture ne les intéresse pas. Tout est dans le regard », lance Temari Abdennour, bénévole au long cours. Ce jeune de Hussein Dey a fait de l'« humanitaire » son sacerdoce. « Je suis dans le social depuis plus de 9 ans et rien d'autre ne m'intéresse que d'aider les miens sans attendre rien en retour », insiste-t-il, le regard perçant. Toutefois, il regrettera l'ingratitude des institutions à son égard. « J'ai prêté main-forte au Croissant-Rouge mais quel ne fut ma surprise quand on m'a refusé un stage en secourisme ! », s'indigne Abdennour. Depuis les inondations de Bab El Oued, l'UGTA s'est fait fort de venir en aide aux personnes dans le besoin. L'action, rappelle-t-on, balbutiante durant les semaines ayant suivi les inondations de Bab El Oued en 2001, deviendra plus régulière et soutenue, depuis pas moins de quatre ans. Choisissant un endroit plus fréquenté, la Centrale syndicale a ouvert ainsi aux âabir sabil et à tous ceux qui sont dans l'indigence ce foyer des cheminots situé en plein Alger-Centre. « Notre équipe est celle qui s'affaire toujours dans ce foyer le reste de l'année. Elle est composée de deux cuisiniers assistés par une troisième personne. Les autres employés sont des serveuses qui tâchent d'épauler les jeûneurs et de débarrasser les tables à leur départ », explique Mechkour, l'assistant du gérant du foyer Lezzan Hocine, toujours à l'affût de la moindre faute de ses collaborateurs. Il est, à en croire les habitués du foyer, la cheville ouvrière de ce resto. « Sans sa persévérance, rien ne peut marcher véritablement ici. Rien qu'à sa vue des personnes turbulentes cessent de se disputer », vous diront les hôtes de ce foyer au style rococo. La salle, toujours grouillante le reste de l'année, est aménagée de telle sorte que la terrasse donnant sur les quais soit occupée par les personnes âgées ; la grande salle par des personnes plus viriles alors qu'une salle en retrait a été aménagée expressément pour les familles et les femmes. Tranches de vie loqueteuses… 18h41. L'appel du muezzin se fait entendre à travers cette lucarne qu'est la Télévision nationale. Celle-ci retransmet les émissions dont raffolent tout Algérien. Les personnes qui s'entassent déjà dans le resto ne font guère exception. Plus besoin de s'attarder, chacun des jeûneurs a déjà le nez dans son plat qui lui fait face depuis plus d'une demi-heure. Dehors, plus âme qui vive. De l'Alger grouillant de cette foule bigarrée, il n'en reste rien. Pas facile de s'épancher lorsqu'on a le ventre creux. S'y essayer n'est guère facile. Toutefois certains s'y sont mis et nous ont raconté un bout de leur vie. Ammi Ali, au masque de Becket tellement son regard est tout anguleux, nous interpelle pour nous dire son infortune. Se trouvant depuis plus de 50 ans dans la capitale, notre homme a travaillé 40 années durant comme fonctionnaire dans le Conseil populaire de la ville d'Alger (CPVA) où il a remplacé un certain Colombani, rédacteur-comptable et néanmoins militant engagé dans le Parti communiste algérien (PCA). « Celui-ci a fait de la prison, puisqu'il s'est retrouvé en raison de la guerre du mauvais côté de la barrière : le bonhomme travaillait pour le nizam, entendre le FLN », lancera Ammi qui assure, avec un pointe de raillerie, avoir toujours dans les poches des coupons d'un quotidien algérois. Des histoires qui y sont relatées et les commentaires que s'efforcent de donner une psychologue-maison, notre vieux de 68 ans en raffole. Comment ne peut-il pas l'être, lui qui vit seul avec sa femme souffrante, loin de son Aït Boumahdi natal. D'ailleurs, « chaque fin du mois j'y vais pour me ressourcer. Ma retraite de 13 000 da je l'a débourse dans mon patelin où j'aimerais finir mes jours », lance Ammi Ali dans un français à faire pâlir Céline. « Au premier jour du Ramadhan, j'étais du côté de la rue Tanger, mais je ne m'y suis pas plu. Je préfère revenir ici. La nourriture y est bonne est le service est formidable », insiste-t-il.Plus étonnante est l'histoire de cette dame originaire de Guelma. La jeune femme, tenant une clope triturée à la main, s'est mariée trois fois et a eu cinq enfants. Son premier mari d'avec qui elle a divorcé est mort, le deuxième dont elle s'est séparée il y a plus d'une année est en prison . Son dernier conjoint avec qui elle convolait, il y a tout juste huit mois, est aussi en prison. Suite à cette vie à tout le moins rocambolesque, l'infortunée s'est retrouvée dans la rue, courant les tavernes de la capitale dans l'espoir de dormir sans être aucunement importunée. Sur son refus de rejoindre un centre d'hébergement comme celui du Samu social de Dély Ibrahim, elle dira : « Ce qui s'y déroule m'en a dissuadé. Je préfère rester seule dans la rue et dormir sur un carton que de rejoindre ces gens qui ne nous accueillent que pour abuser de nous. » Plus circonspecte, sa voisine dira que les Algériens ne dérogent pas à leurs « mauvaises » habitudes. La bâtisse qu'elle occupait à la Basse-Casbah s'est affaissée en février 2003, soit trois mois avant le séisme du 21 mai. Quelle ne fut sa surprise lorsque les services de l'Apc qu'elle a sollicités ne lui ont été d'aucuns secours. « Nos administrations sont pleines de gens véreux. Comme je ne suis pas ce que l'on appelle une sinistrée du séisme, on me fait pas bénéficier d'un logement décent. De plus, je ne suis pas la seule dans ce cas. Plus de 24 de mes voisins sont touchés », raconte cette dame. Les peines qu'elle endure depuis cette date ne sont pas pour l'apaiser. « Mon mari asthmatique est revenu sans sourciller dans sa Kabylie natale, nous laissant moi et mon enfant en bas âge livrés à la rue », dira-t-elle en rappelant que son enfant de 14 ans est toujours scolarisé. Des jeunes, on en trouve aussi parmi les convives. Leurs traits distinctifs : ils viennent en groupe et discutent bruyamment. « Leurs soucis ne sont pas ceux des adultes. L'essentiel pour eux est de passer le temps sans trop se soucier du temps qui court », assène notre bénévole. Originaire de la wilaya de Jijel, l'un deux, Amine, les cheveux gominés, bien portant, la vingtaine entamée. Peu disert, il dira dépité : « Des milliers d'enfants courent les rues mais qui s'en occupe ? En tout cas, pas la dawla », lâche-t-il en rappelant que son frère plus instruit que lui désespère de trouver du travail dans sa spécialité, l'économie. Le plat à peine ingurgité qu'un brouhaha s'empare des lieux. Le mouvement reprend de plus belle et chacun se faufile dans les ruelles désertes de la capitale. L'équipe du foyer, présente depuis 9 h, s'affaire à débarrasser les tables encombrées de plateaux. Demain sera encore gros de surprises et… de gens infortunés.