Députés, militants, travailleurs... Au prétexte que l'Algérie traverse une crise économique et sécuritaire, plus personne n'a le droit de critiquer le gouvernement. Les ONG et les militants qui dénoncent les agissements du pouvoir aimeraient que l'élite se réveille. Le pouvoir algérien a fêté à sa manière –toute la semaine – le 10 décembre, Journée internationale des droits de l'homme. Mardi, alors qu'ils s'apprêtaient à animer une conférence de presse au sein de l'APN, des députés du Parti des travailleurs (PT) et de l'Alliance de l'Algérie Verte (AVV) se sont vu priés de quitter les lieux, interdits aux journalistes. Même si une autorisation préalable leur avait été accordée, ces députés, qui s'opposent à la nouvelle loi de finances, n'ont finalement pas pu tenir leur conférence de presse. Mercredi, c'est l'Association algérienne de lutte contre la corruption (AACC) qui a été, pour la sixième année consécutive, interdite de célébrer publiquement la Journée internationale de lutte contre la corruption. Dans son communiqué, l'AACC estime que cette interdiction «est aggravée par les représailles systématiques que subissent les courageux dénonciateurs de la corruption, dont le nombre ne cesse d'augmenter». Le communiqué souligne par ailleurs que l'AACC compte bien poursuivre son combat contre la corruption et ce, malgré les interdits et ses marges de manœuvre de plus en plus restreintes. Hier, une dizaine de militants de la nouvelle Association algérienne des droits de l'homme (AADH) ont été interpellés lors d'un sit-in organisé devant l'APN par SOS Disparus – empêchés de se rassembler. «L'avenir appartient aux associations et aux actions solidaires en Algérie», a déclaré Mohamed Saïdi, son président, avant d'être embarqué par la police. «Il n'y a aucun respect de la liberté d'expression en Algérie. La preuve, c'est que l'Association nationale de lutte contre la corruption (ANLC) que je préside n'a jamais reçu d'autorisation dans le but de nous empêcher de nous exprimer sur la corruption qui gangrène toutes les institutions de l'Etat», a confié à El Watan Week-end Mustapaha Atoui, membre de l'AADH avant d'être à son tour interpellé. Soumission Pour les ONG, il y a quelque chose qui ne passe plus. Mardi, Amnesty International a tiré la sonnette d'alarme et dénoncé «l'intensification de la répression contre la liberté d'expression non violente, qu'elle soit en ligne ou hors ligne». Par ailleurs, et dans le cadre de la célébration du 67e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme, la Ligue algérienne de défense des droits de l'Homme (LADDH) a présenté un rapport sur l'état des droits de l'homme en Algérie en 2015. Ce rapport accablant établit que le système algérien «a voulu entretenir l'illusion d'un changement là où la réalité est marquée par la continuité dans la répression, les violations des libertés publiques et des droits de l'homme». Assiste-t-on à un nouveau verrouillage des libertés ? «Oui, affirme l'avocat Naït Salah Belkacem. On ne peut plus s'exprimer, nous sommes dans la soumission.» Pour maître Salah Dabouz aussi, «l'espace de liberté d'expression ne cesse de se restreindre. Malheureusement, même ceux qui croient et défendent la liberté d'expression commencent à s'autocensurer». Selon lui, les arrestations pour opinion sont de plus en plus nombreuses, et ce, depuis le 8 juillet dernier, date à laquelle se sont réunis le président Abdelaziz Bouteflika, son chef de cabinet Ahmed Ouyahia, le Premier ministre Abdelmalek Sellal et Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la Défense nationale, chef d'état-major de l'armée. Lors de cette réunion, il a été décidé de «tenir pour responsable toute personne ayant critiqué les décisions du pouvoir dans l'affaire de Ghardaïa», rappelle maître Dabouz. «Quelque part, le ton a été officiellement donné ce jour-là, d'où la répression massive ces derniers mois». Menaces Ramdane Youcef Taazibt, vice-président du groupe parlementaire du PT les rejoint : «Aujourd'hui, on sent bien un climat politique de délinquance institutionnalisée. Pour preuve, le premier responsable du FLN a fait des fetwas de ‘tekfir' (déclarer quelqu'un apostat, ndlr) à l'encontre d'un responsable politique, ce qui est grave.» Autre dérapage : «Le ministre des Finances, Abderrahmane Benkhalfa, a appelé l'expert économiste Abderrahmane Mebtoul et lui a ordonné de se taire. Si nous étions vraiment dans un Etat civil comme le claironnent certains responsables politiques des partis du pouvoir, ce ministre serait normalement emprisonné. Malheureusement, ce n'est pas le cas.» De son côté, le député du parti El Adala, Lakhdar Benkhellaf, estime : «La répression se fait ressentir chaque jour un peu plus. Interdire une conférence de presse de députés, c'est grave ! Il n'y a pas de libertés individuelles et collectives.» Il se désole : «Finalement, le pluralisme dont on est fiers est juste un slogan...» Cet avis est largement partagé par Halim Feddal, secrétaire général de l'Association nationale de lutte contre la corruption : «Ce qui se passe ces derniers temps est juste incroyable. Quand on voit que Hassan Bouras a été incarcéré pour une publication sur facebook, c'est grave.» Plus grave encore, le ministre de la Communication, Hamid Grine, que Louisa Hanoune a surnommé «ministre de la propagande», a clairement menacé les internautes quant à ce qu'ils publient sur facebook. Invoquant «la situation actuelle», le ministre a directement visé les journalistes leur demandant de «ne pas pourrir le métier» et menacé : «Que les journalistes prennent leurs responsabilités quant à leurs publications sur facebook.» Elite coupable Cette pression n'est pourtant pas nouvelle. La semaine dernière, ce sont les travailleurs de l'Entreprise nationale des véhicules industriels (SNVI) de Rouiba qui se sont retrouvész confrontés aux forces de l'ordre quand ils ont investi la rue pour réclamer le paiement de leur salaires et pour la relance effective de la production de leur usine. En octobre, une association culturelle de Aïn Sefra a eu la surprise d'apprendre que le wali avait ordonné une enquête sur la tenue d'un colloque sur… Isabelle Eberhardt ! Maître Belkacem se désole : «53 ans après l'Indépendance, nous n'avons pas construit un Etat de droit.» Selon l'avocat, «un sentiment de méfiance s'est installé car le lien entre le gouvernant et le gouverné est rompu». Cela est dû, selon lui, «à la phase de transition difficile par laquelle passe le pouvoir en ce moment». Lakhdar Benkhellaf nuance : «Cette phase est certes sensible, mais elle n'explique pas la répression actuelle. La situation a toujours été ainsi et ne cesse de se dégrader. C'est pour cela qu'on ne peut pas mettre en cause la phase qu'on traverse.» Concrètement, pourquoi en arrive-t-on à de telles extrémités (la justice a prononcé une peine de six mois de prison ferme à l'égard du dessinateur à El Meghaïer (El Oued) ? «Parce qu'il n'a pas de réponses appropriées et adéquates aux besoins de la société algérienne. La répression devient son seul moyen de réponse. Il est en train de tétaniser le peuple afin qu'il ait peur», confie maître Belkacem. Un avis partagé par Salah Dabouz qui affirme : «Le pouvoir n'a plus de solutions. Mais au lieu de partir et laisser place à un nouveau régime, il préfère rester, réprimer les libertés. En fait, il veut que le peuple meure en silence». Halim Feddal pointe du doigt l'élite ; selon lui, «le vide laissé par l'élite algérienne a laissé le champ libre à cette répression. Si elle ne se réveille pas rapidement, on va directement dans le mur». Pour maître Belkacem, «c'est à l'élite d'apporter l'argumentation vers un débat serein. C'est à elle d'apporter la contradiction car elle est la voix de la société». Il estime qu'«il est plus qu'urgent d'aller vers la légitimité juridique, le respect des droits, le respect de la Constitution, le respect des institutions et la soumission de ces institutions à la loi». De son côté, Halim Feddal estime que tant que «l'élite ne s'est pas fédérée en une seule opposition, rien ne changera».